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LA VIE


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Je suis parti de rien. De moins que rien même. N’étant pas censé être quoi que ce soit d’autre qu’un ersatz d’humain. Je suis parti de rien pour terminer mes jours dans un décor paradisiaque et une maison immensément belle, à tous points de vue. L’impensable. Quel esprit aurait pu être effleuré par une telle perspective, une telle apothéose ? Aucun, car ce n’est pas dans l’ordre des choses, donc de la norme.

J’ai enfreint la norme de bout en bout et de part en part. J’ai érigé l’anormalité en vecteur de libertés et l’insoumission en facteur d’émancipation. Aucune fierté particulière en cela, juste le sentiment du devoir accompli. Car je crois en la destinée. Sinon, pourquoi moi et pas les autres, tous ceux et toutes celles qui croupissent leur vie durant dans la fatalité de leur handicap ?

Quel caractère, quel tempérament, quelle énergie, quelle vitalité et quelles facultés intellectuelles, il a fallu réunir pour modeler année après année celui que je suis devenu. Je suis un mélange de rencontres, d’opportunités et de circonstances. Avec cette capacité indicible de toujours rebondir.

Ma vie était censée être d’un chiant pas possible. C’est devenu une aventure incroyable par la magie d’une volonté inflexible, d’un positivisme à toute épreuve (ou presque) et d’une détermination sans faille (ou presque). Ce n’est même pas de la platitude que l’on me proposait comme horizon existentiel mais carrément une "déshumanitude" charitable. J’étais programmé pour rester dans la case de l’assistanat misérabiliste.


Récemment, je me suis rendu compte que j’ai un rapport gastronomique à ma vie. Je la vis comme un festin permanent. Chaque jour est une découverte gustative, un repas spécifique plus ou moins bon, plus ou moins roboratif, plus ou moins goûteux, plus ou moins exaltant ou plus ou moins fade, voire écœurant. Je vis comme je mange, je mange comme je vis, je mange la vie. Je suis constamment à la recherche de nouvelles sensations, de nouvelles saveurs, de nouvelles expériences culinaires de tous ordres. C’est rare, mais il m’est aussi arrivé de vomir mon existence à certaines périodes de ma vie très difficiles à digérer et dans certaines circonstances particulièrement pénibles à vivre ou même très douloureuses. Cependant, globalement, j’ai aimé le festin que m’a servi mon destin. Bien sûr, j’ai choisi les plats en fonction des menus saisonniers que la vie me proposait. D’où, loin de moi, depuis toujours, l’idée d’une quelconque fatalité.

J’en ai bavé, j’en ai chié, mais je me suis proportionnellement surtout beaucoup régalé, quand je ne me suis pas franchement bâfré. Car j’ai eu une période d’activité boulimique, selon les uns, foisonnantes, selon les autres. J’ai goûté à presque tout. Par curiosité et parce que j’ai horreur d’une cuisine routinière. Et, j’avoue que, hormis la tambouille hospitalière, j’ai pratiquement tout aimé.

Aujourd’hui, bien que mon activisme soit tombé en panne, ayant par conséquent moins la possibilité de toucher à tous les râteliers. Je suis devenu un cénobite par la force des choses. Mon corps ne suit plus. Néanmoins, mon cœur, bien que mal en point, n’est toujours pas rassasié. Mon cœur et mon estomac, mes papilles gustatives et mon esprit ne sont pas encore rassasiés.

Je suis frustré mais j’essaye d’apaiser mes frustrations en faisant avec ce qu’il me reste, la décrépitude physiologique conditionnant tous les instants de ma vie désormais. Je m’adapte. C’est probablement ce que j’ai le mieux réussi à faire dans le festin d’une existence. Je ne suis plus boulimique et je ne suis pas (encore ?) anorexique. Je me résous à être un mangeur raisonnable et raisonné.

Je dors beaucoup et je mange convenablement, en essayant de savourer au maximum le peu que je peux encore manger. Car je suis beaucoup plus souvent alité dorénavant que chevauchant mon fauteuil roulant électrique. En fait, d’une certaine façon, je déguste la vie dans tous les sens du terme, les bons et les moins bons.

Les heures glorieuses et fastueuses sont définitivement derrière moi. Elles sont réduites au rang d’une nostalgie de vieux con qui ressasse ses souvenirs comme autant de regrets que je n’ai pas, que je n’ai jamais eus et que je n’aurai jamais, quoi qu’il advienne. Même en mauvais état physique, j’avance. Je mange ce qui est à ma portée et je le transforme en engrais pour le futur ou pour l’éternité. Parce qu’il m’arrive encore d’être inspiré, comme tout bon cuisinier. Je fus maître queux, je ne suis plus que cuistot. Je régresse. Traînant mes casseroles comme tout un chacun ici-bas. Mais je ne peux pas m’empêcher de lécher encore et encore la cuillère ou la spatule, à l’instar du tout bon gourmet qui se respecte.


La vie est un festin ou n’est pas.

Un festin qui ne serait rien sans l’amour. Le sel de la vie. La seule épice à vous transcender un être, à vous transporter dans des contrées ineffables en quelques sourires. Impossible n’existe pas lorsqu’il s’agit de gastronomie amoureuse. Tous les mélanges sont possibles, tous les espoirs sont permis et tous les goûts sont dans la nature. Que j’aime les plats épicés ! Comment ne pas les rechercher ? J’ai aimé déguster des épices diverses et variées.

J’ai connu des amours délicieusement gouleyantes, euphorisantes, charnelles ou spirituelles, d’autres volatiles, coriaces ou parfois éprouvantes. Jamais fades. Elles m’ont littéralement transporté, elles m’ont profondément transformé, grisé, exalté même. L’amour est un élixir de vie, un nectar sentimental.

J’aime la vie, c’est incontestable, mais la vie m’aime indéniablement tout autant.

Sinon comment expliquer que j’aie atteint un âge canonique pour un têtard à tuba, alors que j’ai dépassé la date de péremption biologique depuis des lustres ? Certes, depuis deux ans je me sens quelque peu périmé, il n’en demeure pas moins que je reste comestible. Demandez à ma Douce, mon amour le plus abouti, ma gourmandise ultime. Partant, il me semble que je suis un tantinet encore susceptible de susciter un certain émoi, une certaine appétence intellectuelle, un certain intérêt en somme, en raison de ma consistance originale et de ma succulence particulière ? Sans aucune prétention, je suis un met qui se mérite, même si je fais sérieusement défraîchi. Est-ce que je me mérite d’ailleurs ? Me suis-je jamais mérité ? Et, soyons fou : me mérite-t-on ? Je plaisante évidemment. Quoique. Comme le sucré-salé, j’aime et je cultive les entre-deux et les paradoxes, ça pimente mon apparence. Cette apparence dont on fait tout un plat depuis qu’il a été confectionné. Pour les uns, c’est un rata immangeable, pour les autres, un met exotique.

J’aime ce qui est raffiné, donc forcément quelque peu élaboré. Je n’aime pas manger pour manger. Je mange pour me nourrir l’âme, le corps et l’esprit. Je fuis la malbouffe. Le réchauffé. Le sans-saveurs. C’est pourquoi je me suis fissa carapaté du fast-food médico-social à la première occasion.


J’étais culturellement prédisposé à manger les pissenlits par la racine et à ingurgiter une survivance désœuvrée, dévitalisée et déshumanisée. Tu parles d’un ragoût attirant ! Au lieu de cela, je me suis invité à la table du festin. J’ai fait à ma manière dans l’opulence. Une certaine opulence, genre hors normes à contre-courant. Notamment grâce à l’amour. Finalement, j’ai mis les petits plats dans les grands à force de persévérance, de passion, de curiosité et de goût du risque. In fine, ma vie aura davantage été un régal qu’une pénitence. Car c’est une question de dosage, d’équilibre, à l’instar de toute recette. J’ai d’abord tâtonné avant de trouver la bonne cuisson. En outre, quelquefois il manque un ou deux ingrédients, obligeant à improviser avec les moyens du bord. Faire avec les moyens du bord, c’est du reste devenu une seconde nature chez moi.

Enfant, on m’avait enseigné qu’avant de dire « je n’aime pas », il faut goûter, il faut essayer, il faut prendre le temps d’écouter et d’explorer. Il faut oser aller vers l’inconnu, vers le vide, vers l’étrange ou l’étranger, pour ne pas mourir idiot. Je ne mourrai pas idiot, ça au moins c’est une certitude.

J’ai mangé de bon cœur, avec appétit et délectation souvent. Aujourd’hui, je mange ma vie jusqu’à la lie car c’est dans l’ordre des choses. Et surtout, malgré la pénibilité et une fatigabilité frustrante, je ne suis pas encore rassasié d’apprendre et de découvrir ce qui m’attend demain pour le petit déjeuner.

Désormais, vivre à plus l’allure d’un encas ou une entrée que d’un plat de résistance. Et, de temps en temps, à la moindre éclaircie, au moindre rayon de joie, c’est même un délicieux dessert.

Toutefois, tôt ou tard, il y aura le dernier repas, ma dernière cène, mon clap de faim. Ce jour-là, je me nourrirai d’étoiles et d’infini. Je me rassasierai de légèreté et de liberté corporelle à m’en péter la panse. Ce sera une autre réjouissance. Que dis-je, une autre jouissance. Parce que toute ma vie, je n’ai cherché que cela la jouissance de toute chose, à commencer par ma vie en toute autonomie.


Marcel Nuss





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