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AESH

Un miroir aux alouettes?




De mon temps…

J’ai été scolarisé dans les années 1960. C’était une autre époque, une autre culture, une autre mentalité. J’étais déjà libertaire en herbe, velléitaire et déterminé. Heureusement. On ne se souciait guère alors d’accessibilité, d’inclusion, de droit ou d’autonomie des paralysés ou des invalides, il était même courant que des parents cachent leur progéniture handicapée par honte. Quant à la scolarisation de ses punitions divines, elle en était à ses balbutiements.

À la rentrée de 1961, mes parents m’avaient inscrit dans une école spécialisée gérée par l’Association des paralysés de France (APF). Mon père m’emmenait alors tous les matins à l’arrière de sa mobylette jusqu’à Strasbourg. C’était d’autant plus fastidieux que j’ai aussitôt détesté cette salle de classe. Encore aujourd’hui, je me souviens de l’atmosphère pesante et de l’ambiance lénifiante, voire gnangnan, qui y régnait, ça sentait la charité. L’enseignement était réduit à sa plus simple expression, handicapé et très handicapant. Tout était handicapant : le rythme, le programme soporifique et congru, sans attrait. On nous scolarisait pour la forme, pour respecter a minima la loi qui stipule que la scolarisation est en droit. On n’insistait pas, il fallait que ce soit ludique, indulgent et pas exigeant. L’école pour les « handicapés » n’avait pas pour but de nous offrir un éventuel avenir, nous étions a priori condamnés à être des assistés à perpétuité, à la charge de la générosité étatique et/ou associative, elle avait pour objectif implicite de nous faire passer le temps « intelligemment » et de nous apporter le moins-disant culturel. Celui qui n’avait pas envie d’apprendre, libre à lui de paresser ou de se morfondre. Pourquoi le forcer alors que son avenir était de toute façon compromis ? Les parents n’étaient du reste pas les derniers à véhiculer ce genre de fatalisme résigné. Ce n’est pas non plus par hasard si seule une minorité d’élèves en situation de handicap continue leur cursus scolaire après le collège. L’enseignement des jeunes « handicapés », hormis dans les discours politiques, n’était pas et n’est toujours pas une priorité dans l’Hexagone.

Quoi qu’il en soit, j’avais six ans et, après huit jours d’un régime mortifère, j’ai refusé de continuer à fréquenter cette non-école, à mes yeux. Instinctivement, j’avais senti que c’était une voie sans issue, sans espoir de réalisation. J’avais soif d’apprendre pas dans l’oisiveté. Au demeurant, j’ai adoré aller à l’école. Cependant, si j’ai aimé y aller, c’est parce que j’ai eu la chance inouïe pour l’époque d’être admis en fin de compte dans l’école inaccessible de mon village.

Cela arrangeait mon père que je ne veuille plus fréquenter l’" école des handicapés" mais il était hors de question que je ne sois pas scolarisé a minima. Pourtant, c’était un autre monde, une autre planète, une autre culture, une autre vision de l’éducation, des jeunes « handicapés » en particulier. Les bâtiments scolaires n’étaient pas du tout inclusifs, les écoles étaient alors rarement accessibles et pas franchement soucieuses de la scolarisation des enfants « handicapés ». Avant 1975, il n’y eut pas à proprement parler de politique du handicap. On était dans un assistanat caritatif qui, après 1975, deviendra un assistanat solidaire ; on n’était pas très portée sur des notions d’inclusion et d’autonomisation. Sur le fond, rien n’a d’ailleurs changé, sur la forme en revanche, l’assistanat s’est modernisé. En apparence, il y a eu beaucoup d’évolution, en réalité pas tant que cela.

Dans les années 1960, on n’avait pas les équipements techniques et technologiques apparus à la fin du XXe siècle, on ne s’embarrassait pas d’intégration, il était normal de dépendre d’une charité sociale impensé et d’être à la charge de sa famille. Mais on avait du bon sens, de l’humanité et de la solidarité. Ainsi, après quelques jours de réflexion, le directeur de l’école primaire de mon village prit la décision d’essayer de m’accueillir malgré les risques inhérents à ma situation, à ma fragilité présumée – en cas de chute ou d’un incident impromptu de santé, il était juridiquement responsable – et les obstacles architecturaux, en misant sur la bonne volonté et la solidarité des enseignants et de mes camarades. Pari gagné ! Pendant dix ans, je fus scolarisé à contre-courant. Pour mon plus grand bonheur.

Pendant dix ans, des instituteurs puis des copains de classe volontaires, plutôt costauds, me portèrent à plusieurs, assis dans mon fauteuil roulant manuel, pour monter les trois ou quatre marches donnant accès à ma salle de classe. De surcroît, afin que je pusse être scolarisé chaque année, le directeur installa systématiquement ma classe au rez-de-chaussée. Sauf au moment du passage en 6e, où un problème technique me contraignit à redoubler mon CM2, ce que je fis à contrecœur ; vexante contrariété, somme toute mineure au regard des bénéfices engrangés durant ma trop brève scolarisation en milieu ordinaire.

Par-dessus tout, je n’avais pas de traitement de faveur. Mes enseignants n’hésitaient pas à me punir, à me sortir de ma zone de confort, à me stimuler à bon escient afin de tirer le meilleur de moi-même. Ils et elles ne se trituraient pas la cervelle pour savoir comment me faire ou se comporter avec moi : j’étais un élève parmi d’autres, ni plus ni moins. Au demeurant, quand ils elles avaient une attitude ambiguë avec moi, je faisais le minimum syndical. Je ne me sentais pas handicapé ou ponctuellement, lorsqu’il y avait sport par exemple.

Je ne serai jamais assez reconnaissant à l’égard de mes enseignants et de mes copains d’alors pour leur investissement solidaire, ils faisaient office d’AESH à l’heure.

J’avais notamment un professeur de français très exigeant, inflexible, voire antipathique, mais d’une efficacité redoutable, du moins avec moi. Sans lui, jamais je ne serais probablement pas devenu écrivain et je n’aurais pas acquis une telle maîtrise du français.

L’école m’a offert une chance que j’ai su saisir et faire fructifier. J’ai ainsi pu démontrer que j’étais largement autrement capable. Cependant, le meilleur cursus scolaire ne suffit pas s’il n’est pas porteur d’un projet, aussi utopique soit-il (en l’occurrence, je voulais être avocat). Qu’importe qu’il se réalise ou non, il débouchera forcément sur autre chose (j’en suis la preuve). On a besoin d’un but dans la vie pour lui trouver du sens. C’est un moteur vital qui, lorsqu’on a un handicap, se heurte trop souvent, au mur de la résignation et du fatalisme ambiants. En effet, on est conditionné à être et à rester handicapé, il en résulte que nombre de parents et d’enseignants ne croient pas en l’avenir de l’enfant, spontanément sous-estimé et condamné.

Dès lors, on comprendra aisément que ma déscolarisation brutale fut un véritable drame. J’ai dû quitter l’école à la fin du premier trimestre en 3e, avant Noël, car mon handicap s’était aggravé. Ma tête voulait continuer mais mon corps ne pouvait plus. Consécutivement, j’ai fait une grave dépression qui a failli me coûter la vie. Il n’empêche j’avais acquis un bagage intellectuel suffisant pour me réaliser.


Politique au rabais

Si j’avais eu un ordinateur à ma disposition et une accompagnante d’élève en situation de handicap (AESH) à mes côtés en ce temps-là, j’aurais pu poursuivre mes études. Malheureusement, il n’y avait ni l’un ni l’autre en ces temps reculés.

Aujourd’hui, il y a l’un et l’autre, et même potentiellement plus. Néanmoins, les apparences sont trompeuses. Sur le terrain, ce n’est pas glorieux en raison d’une politique éducative au rabais, voilée par une rhétorique « poudre aux yeux » qui ne mystifie personne. L’État investi le minimum pour ne pas se discréditer, parce que, tout à ses restrictions budgétaires, il se préoccupe en définitif moyennement de l’avenir de la jeunesse en règle générale et, plus particulièrement, en situation de dépendance, c’est-à-dire les élèves dont le coût et la logistique sont les plus élevés et les gains escomptés ridicules. En fait, plus le handicap est invalidant, moins on est censé ne pas être rentable pour la société. Donc quelqu’un pour qui la scolarisation est accessoire. On préfère maintenir en état d’assistanat.


Oui, davantage d’écoles sont désormais accessibles. Oui, on met désormais à disposition des élèves des technologies indubitablement génératrices d’autonomie. Oui, il y a une réelle conscientisation. Mais pour quoi faire ?

Entre le discours étatique et la réalité consubstantielle, il y a un gouffre que la mauvaise volonté et la mauvaise foi des politiques et de fonctionnaires hors-sol contribuent à accentuer.

Par ailleurs, parmi les enfants en âge d’être scolarisés, combien le sont à mi-temps, quand ce n’est pas moins ? Combien sont victimes de l’absence temporaire et inopinée d’un ou d’une AESH non-remplacée à cause d’un sous-effectif endémique ? Combien suivent de ce fait une scolarité aléatoire ? Combien ne sont pas admis dans des établissements en raison d’une obsession sécuritaire ou des motifs encore plus fallacieux ? Combien font les frais du dilettantisme de l’administration ?

Existe-t-il encore un directeur d’école et des enseignants ouverts et humanistes, comme j’ai eu la chance d’en rencontrer ? Existe-t-il encore des femmes et des hommes prêts à sortir des sentiers battus pour accueillir malgré tout un élève en situation de dépendance ? L’école est un droit constitutionnel mais pour qui ?


Au vu des témoignages qui me parviennent, on peut douter d’une authentique volonté politique en faveur de l’inclusion scolaire des jeunes « autrement capables ». Certes, les avancées technologiques compensatrices, en ce XXIe siècle, sont primordiales pour nombre d’élèves « handicapés » (encore faut-il qu’elles soient facilement mises à disposition). Mais, nonobstant les discours faussement empathiques et l’application effective des des mesures annoncées, que constate-t-on dans les faits ? Dix ans après la promulgation de la loi du 11 février 2005, l’accessibilisation des établissements scolaires publics n’est toujours pas aboutie. Même la création pourtant majeure, de mon point de vue, des AESH, en 2014, répond pas aux attentes légitimes.

Souhaite-t-on vraiment une école inclusive digne de ce nom ?


Effets d’annonce

L’informatique et Internet ont révolutionné quotidien des personnes en situation de handicap, leur offrant une indépendance et des débouchés socio-professionnels inespérés auparavant.

Que serais-je devenu sans mon ordinateur, ma commande vocale et Internet ? Je n’ose y penser.

Dans ce cadre, l’accompagnement des élèves « autrement capables » est un progrès prépondérant qui tarde à atteindre sa pleine mesure. Les carences sont pléthoriques, les actes manqués aussi. Profession sciemment sous-évaluée, sous-payée, en sous-effectif, exploitée, précarisée et insuffisamment valorisée, l’accompagnement des élèves en situation de handicap est, au mieux, frustrant, au pire, révoltant.

C’est quoi l’inclusion pour l’État ? Peut-on parler d’inclusion alors que, du fait de subventionnement lacunaire et d’absence de volonté consensuelle de tous les partenaires en présence, une grande partie des bénéficiaires potentiels reste exclue du système scolaire ?


Une formation de 60 heures, avec quel objectif ? S’il s’agit uniquement d’accompagner des élèves en situation de handicap physique (myopathie, IMC, amyotrophie spinale infantile, mucoviscidose, par exemple), d’après mon expérience, il me semble que 60 heures, c’est beaucoup. En revanche, s’il s’agit d’accompagner des jeunes en situation de polyhandicap, de déficience intellectuelle ou avec des troubles psychiques, cela me paraît très insuffisant. Dans la première occurrence, ce sont des élèves « comme les autres », ils ont besoin de compensation pratique, possiblement de soutien scolaire et d’accompagnement médico-social pour certains gestes de soins. Dans la seconde, il faut des connaissances et des capacités spécifiques. Certes, beaucoup d’AESH proviennent du médico-social, elles et ils n’ont pas forcément accompagné des jeunes ayant des troubles associés ou en situation de polyhandicap. Quel est le degré de responsabilité de ces professionnels ? Sachant que cette usine à gaz administrative dépend, d’une part, de l’Éducation Nationale pour des accompagnements mutualisés et, d’autre part, du bon vouloir de chaque Commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées [CDAPH], pour les accompagnements individuels, comment ne pas être dubitatif ? Comment ne pas être sceptique lorsqu’on sait que, en outre, tout cet échafaudage administratif dépend de politiques départementales hétérogènes et de responsables d’académies aux sensibilités parfois très divergentes, générant ainsi des traitements inégalitaires ?

En fait, si le recteur d’académie pilote le dispositif incluant le Département, les enseignants, les AESH et les élèves en situation de handicap, in fine la loi est appliquée selon les sensibilités, la politique ou l’idéologie des acteurs. Comme c’est aussi le cas pour la Prestation de compensation du handicap [PCH] qui est aussi octroyé en fonction des politiques départementales. Ce n’est un secret pour personne, il n’y a pas de politique sociale égalitaire en France, même s’il y a une loi unique. Pour les parents, la scolarisation de leur enfant en situation de handicap est un parcours du combattant et un casse-tête. En outre, comment étudier sereinement dans ces conditions aléatoires et précaires ?

Qui croit à la possibilité d’un avenir inclusif pour la plupart des élèves en situation de handicap ? Si on y croyait, il n’y aurait probablement pas d’accompagnants en contrat d’insertion, avec ce que cela suppose d’exploitation et d’insécurité professionnelles. Et puis, si certaines qualifications sont requises, nulle part, me semble-t-il, il est clairement spécifié l’obligation d’avoir une bonne maîtrise du français. Or, c’est une compétence essentielle dans ce genre d’accompagnement car, plus l’accompagnant est cultivé, plus c’est une valeur ajoutée, une nourriture intellectuelle, un guide et un stimulus. Si cette compétence n’est pas demandée, cela corroborerait le sentiment de négligence à l’encontre des enfants en âge d’être scolarisés.


Il faut être en situation de handicap depuis l’enfance pour mesurer l’importance et l’apport potentiel d’un accompagnement scolaire. Pourtant, l’essentialité de faire fructifier les capacités intellectuelles des enfants « autrement capables » est indiscutable et l’investissement serait rentable à moyen terme, puisqu’on ne voit notre société que sous le prisme de la rentabilité. Ce n’est pas le cas pour le moment : les enfants « handicapés » sont prioritairement considérés comme une charge, non comme des citoyens à part entière.

J’aurais apprécié d’être accompagné dans mon cursus scolaire. J’aurais également aimé pouvoir être accompagné par la même personne dans des activités périscolaires pour qu’elle me fasse découvrir des lectures, des concerts de musique classique, des expositions, le théâtre, l’opéra, la culture au sens large afin de me permettre de me faire ma propre opinion et d’aiguiser ma curiosité. Des lieux culturels où mes parents, à l’instar de beaucoup de parents, ne m’emmenaient jamais, par manque d’intérêt ou de temps. Une telle évolution du métier d’AESH serait valorisante et gratifiante pour les professionnels autant que fructueuse pour l’éducation et l’émancipation de nombreux enfants en situation de handicap. J’ai eu l’inestimable chance de bénéficier d’une telle stimulation intellectuelle.


Jeu de dupes

L’école m’a sauvé.

Elle m’a donné les outils indispensables afin de devenir autonome. Elle a forgé mon identité en me plongeant dans l’arène de la vraie vie. Elle m’a valorisé en ne faisant pas de moi une exception profitant d’un traitement privilégié. Je fus un élève parmi d’autres, je suis devenu un citoyen parmi d’autres. L’école, la vraie, « normalise » quand elle est inclusive et éclectique. À l’école, j’ai compris qu’il n’y a pas de liberté sans culture.

Mais l’État n’a pas cette conscience. L’éducation des enfants en situation de handicap est un miroir aux alouettes gouvernemental. Les idées reçues et les préjugés que véhiculent par-devers eux ces élèves « à part » n’ont pas véritablement évolué malgré le changement des mentalités et de gouvernance. Il en résulte une école qui discrimine, marginalise et exclut aux dépens des plus vulnérables. L’Éducation Nationale n’est pas à la hauteur des espérances dont elle est porteuse et des résultats que l’on est en droit d’attendre d’elle.

À vrai dire, au regard des besoins réels et du nombre d’enfants en attente de scolarisation, les progrès sont insignifiants. L’élève Gouvernement peut nettement mieux faire, il n’a même pas la moyenne pour le moment. Il n’est pas pressé, l’éducation n’est pas une priorité, il suffit de constater la précarité des étudiants pour comprendre que l’éducation des jeunes en situation de handicap est le dernier des soucis de nos dirigeants. Quoi que les discours en disent.

Les AESH font partie des dommages collatéraux de l’effondrement du système éducatif français par des décennies de régressions successives.

J’aimerais tant que tous les enfants en capacité d’être scolarisé puissent connaître le même bonheur que moi.

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