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Exaspération

Rien n’est simple dans la vie. Ce serait trop facile. À commencer par la dépendance physique à perpétuité à des tiers, professionnels ou non. Peut-être la situation évoluera-t-elle un tant soit peu lorsque les écoles de formation aux métiers du médico-social et du médical introduiront la Communication NonViolente (CNV) et le travail en pleine conscience dans leurs modules ?

Lassitude


Je suis au bout du rouleau, à bout de nerfs, depuis quelques mois, moi qui fus increvable. Dans un état d’hébétude quelquefois dû à un harassement indescriptible. Particulièrement, pendant et après la formation d’un accompagnant.

Former des accompagnants n’a jamais été une partie de plaisir mais, maintenant, c’est devenu un calvaire. C’est là que je me rends compte que j’ai pris un sacré coup de vieux. Je n’ai plus l’énergie, la force et l’endurance que j’avais avant d’être amoindri par une insuffisance cardiaque. Maintenant, je suis vite fatigable, ce qui me rend irritable et hypersensible au stress des personnes qui m’accompagnent et, plus encore, celles que nous formons. Une formation, c’est une boule de tensions et de stress émis par les postulants. Pendant une formation, tout demande une éternité pour être compris et maîtrisé, tous ces gestes gauches, maladroits, exaspérants d’indolence et d’approximations, au motif d’avoir peur de me faire mal (ce qui montre le peu de confiance de ces personnes en la formatrice). Le plus terrible et éprouvant, pour moi, c’est l’apprentissage de la douche sur mon corps. Toute formation est une antienne de regrets, d’excuses et de désolations qui m’horripilent plus qu’autre chose car, lorsque le mal est fait, il me reste à m’en accommoder, aucune excuse n’y changera rien, ça m’agace plus encore lorsque la douleur et la fatigue sont le résultat d’un manque de respect des consignes. Parfois, j’ai des envies de meurtre que je ravale.

Que j’aimerais pouvoir tout foutre en l’air, tout larguer. Même si les maladresses, les brusqueries et autres joyeusetés sont involontaires. Que ça m’insupporte d’être touché, malmené, voire maltraité, par des gens qui sont censés s’adapter à mes limites et qui trouvent plus normal de m’imposer les leurs, au louable prétexte qu’ils craignent de me faire mal. Or, à être obnubilés de mal faire, ça ne loupe jamais, on va faire mal. Bien sûr, tout ce petit monde est en général sincèrement navré, culpabilisant à coups de contrition. Mais ça me fait une belle jambe de souffrir « pour mon bien ». Avoir un handicap, c’est apprendre à cultiver l’indulgence quand bien même on aimerait massacrer.

Masochisme


Former à l’accompagnement médico-social de soi-même relève d’un masochisme contraint car il faut tout à la fois tenir le rôle du cobaye par obligation et du formateur par nécessité ; les deux facettes sont exaspérées et exacerbées par les comportements timorés de la plupart des apprentis.

Je n’ai plus l’indulgence et la patience requises pour encaisser une telle épreuve. J’endure, j’avale, je hurle intérieurement ployant sous ma saturation nerveuse et physique. Je me contrôle, je me retiens d’exprimer mon agacement et mon épuisement d’être réifié. Pourtant, les consignes données par Jill sont très claires et précises, mais les postulants préfèrent écouter leur peur plutôt que moi ou Jill, bien que nous soyons les experts.

Combien observent et écoutent superficiellement, pas du tout concentrés comme il le faudrait. Aucun postulant n’a conscience des enjeux et des risques que cela implique de m’accompagner – ce qui ne les empêche pas d’être convaincu du contraire –, avant d’être passé par l’épreuve de la douche. Et très peu sont en capacité de reconnaître humblement leurs limites et de renoncer plutôt que de s’acharner à mes dépens, vraiment très peu ; en général, leurs intérêts sont prioritaires et l’intérêt de certains, c’est d’avoir coûte que coûte ce boulot. Le travail d’aide à la personne est un parcours initiatique implacable et un miroir des petitesses et des faiblesses de chaque candidat.

De plus, Je vis dans une société de stressés du bulbe pathologiques, ce qui n’arrange rien à ce type de recrutement.


Intrusion


En fait, je ne supporte plus d’être accompagné. Je ne supporte plus de prendre sur moi, d’avoir des intrus dans ma maison, mon intimité. Je ne supporte plus de devoir changer mon logiciel d’adaptation tous les deux jours, en fonction de l’accompagnant présent. Je ne supporte plus d’être touché, manipulé, torche, lavé, habillé, depuis des décennies, depuis ma naissance. Je ne supporte plus de dépendre, encore et toujours dépendre de personne que j’ai certes sélectionnées, mais faute de mieux souvent. Bien sûr, j’ai opté pour le moins pire dans ce qu’on propose en matière d’accompagnement médico-social, pour autant je ne le supporte plus. Je suis épuisé. Épuisé ! Nerveusement, moralement et physiquement. Un épuisement certains jours indescriptibles, à en être un zombie. Je ne supporte plus de devoir dépendre constamment de tiers plus ou moins fiables, plus ou moins compétents, plus ou moins sympathiques, rarement empathiques, c’est-à-dire connectés à moi, dans le ressenti et l’attention. Je ne supporte plus de devoir être continuellement vigilant parce que je ne peux pas me reposer sur des gens qui ne sont pas en pleine possession de tous leurs moyens, préoccupées par leurs problèmes personnels, dilettantes, voire laxistes.

Je suis fatigué de m’adapter, de m’adapter encore, de m’adapter toujours à toutes ces énergies, toutes ces humeurs et tous ces tempéraments tellement dissemblables, tellement opposés aux miens et entre eux, passant du nerveux au placide, du consciencieux au nonchalant, du généreux au profiteur, du dominé au dominant, de l’irresponsable à l’attentif, du susceptible au capricieux.

Je suis fatigué de surfer depuis plus de soixante ans sur des individualités aléatoires car, avant les accompagnants, il y a eu la pléthore de soignants plus ou moins qualifiés, bienveillants et attentionnés, que j’ai vu défiler à mon chevet, et mes parents, et tant d’autres manipulant mon corps à tours de mains et de bras avec pleins de bons sentiments et d’inexpériences bien intentionnées en bandoulière.

Je suis fatigué de réprimer sans cesse mon horripilation, ma crispation, ma colère provoquées par des comportements agressants, aussi inconscients soient-ils. En fait, il est impossible d’exprimer librement son ras-le-bol ou son énervement face à des personnes qui n’ont, le plus souvent, pas suffisamment de recul pour contextualiser une réaction ou une situation virulente. Relativiser ne pas une qualité fréquent ici-bas. Il faut donc raison garder, je me « contente » par conséquent d’être tranchant ou acerbe lorsque je suis à bout, ce qui n’est pas forcément mieux. À part Jill, qui a vraiment conscience de mon degré d’épuisement et de souffrance certains jours ?

Je suis fatigué de me justifier, de m’excuser, de dépendre, fatigué que mon intimité soit envahie et livrée au pire et au meilleur de l’accompagnement. Comble de l’ironie, récemment, une de mes pires recrues, alors qu’elle avait des potentialités assez incroyables, me fit remarquer que je disais à tout bout de champ « merci » et que je n’avais pas à dire systématiquement « merci » parce qu’il était payé pour répondre à mes besoins vitaux. C’est la première fois, en vingt ans, que l’on me faisait cette remarque.

Certes, je paye pour être accompagné, il est donc effectivement concevable que je ne remercie pas pour chaque soin ou service que l’on me rend. Cependant, mon éducation m’a appris que c’est important d’exprimer sa gratitude, sauf à estimer que, tout ce qui est rémunéré, est un dû, ce qui n’est pas mon cas. Nombre de mes employés n’ont pas eu ce genre de considération à mon égard, je continuerai à exprimer ma reconnaissance, même lorsqu’on m’accompagne avec approximation et négligence.

Réalisme


Je n’ai pas le choix.

On a toujours le choix, diront certains, ignorants des conditions de vie très contraignantes en situation de dépendance. D’accord, on a le choix. Entre l’institution, la famille, le prestataire, le mandataire et l’emploi direct, c’est-à-dire le choix de qui ou de quoi on préfère dépendre : de papa-maman, d’aidants imposés ou d’aidants choisis, du maternage ou de l’autonomie.

En fait, on a même l’embarras du choix ; les deux dernières options n’existaient pas avant 2005 et la loi instaurant la PCH. À vrai dire, je pense qu’on a le choix entre l’enfer (plus ou moins pavé de bonnes intentions), proposé par les institutions et les services prestataires, et le purgatoire que sont le mandataire et l’emploi direct. En optant pour le purgatoire, j’ai choisi la plus souple des formes d’accompagnement médico-social. De toute façon, la panacée n’existera jamais car, dépendre de tiers, ce n’est pas un choix, c’est une conséquence. C’est une réalité spécifique qui nécessite du réalisme pour s’incarner dans la vie.

Sans l’accompagnement, je n’aurais pas pu vivre tout ce que j’ai vécu, ni rencontré les personnes, parfois admirables, avec lesquelles j’ai fait un bout de chemin. Je n’aurais jamais non plus subi certains traumatismes physiques et psychiques résultant de cette dépendance incessante. Cette aventure humaine ne pourrait-elle pas s’envisager avec plus d’harmonie et de fluidité dans les relations de dépendance ?

Mais comment pourrait-il en être autrement dès lors que l’on met en présence de personnes plus ou moins névrosées, conditionnées, traumatisées, déséquilibrées, ayant chacune ses tics, ses tocs, ses manies, ses travers, chacune donnant à manger comme elle mange, lavant comme elle se lave, chacune avec son éthique plus ou moins élastique et sa morale plus ou moins lâche.

On ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs et on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre, ces dictons décrivent une réalité malheureusement inévitable dans le médico-social.

Non, l’accompagnement médico-social n’est pas un idéal, c’est au mieux un moindre mal. Parce que ces présences étrangères permanentes, ou même ponctuelles, dans sa vie intime, sous son toit, sont un poison lent et insidieux. C’est une corrosion nerveuse et psychologique progressive. C’est inéluctable car insoluble.

J’ai résisté à l’usure psychologique et nerveuse durant des années, véritable brise-glace imperméable, ou presque, à toute perturbation provoquée par les humeurs fluctuantes et les attitudes parfois délétères des personnes qui m’accompagnaient. Désormais, j’ai atteint mes limites, je n’arrive plus à me protéger des tensions, des agitations, des comportements intrusifs ou laxistes que je dois gérer. Je suis à fleur de peau certains jours. La carapace cède de partout. Je ne suis plus invincible. Néanmoins, je continue à me contrôler autant que je le peux.

Que j’aimerais pouvoir être invisible. Mais c’est impossible. Jusqu’à la fin de mes jours, je serai accompagné bon gré mal gré. J’étais devenu un sujet de soins à force de volonté et de persévérance. Je me sens redevenir un objet de soins du fait de mon affaiblissement généralisé. Je suis une fragilité alitée. Je ne me douche plus que tous les deux ou jours, car cela me demande trop d’énergie.


Vérité


Quoi, Marcel Nuss écrit des choses pareilles ?

Oui. Marcel Nuss n’est pas un surhomme et n’a jamais prétendu en être un. Marcel Nuss a ses limites, ses fragilités comme tout un chacun.

Marcel Nuss n’a jamais demandé à être mis sur un piédestal. Marcel Nuss n’aime pas les piédestaux, ils sont trompeurs et à double tranchant. Marcel Nuss a de tout temps été jugé sur son apparence et les projections que l’on a faites sur lui. Ainsi, il y eut le temps où je n’étais rien ou pas grand-chose et le temps où je suis tout et même trop.

On me surestime, ce n’est jamais bon de surestimer quelqu’un, ni d’être surestimé, on passe à côté de la véritable personne. Il est vrai que je ne suis guère du genre à étaler mes états d’âme, surtout sur les réseaux sociaux, je n’aime pas parler pour ne rien dire. Mon corps ne m’appartient pas, raison de plus pour que ma vie m’appartienne et ma vie privée est tellement réduite que je préserve le peu qu’il me reste.

Je ne remets pas l’accompagnement médico-social en question, ce serait une hérésie, un non-sens total. Je le désangélise. Je le désacralise. Je casse peut-être des illusions chez certains. J’offre à d’autres l’opportunité de déculpabiliser d’avoir des pensées « ingrates » vis-à-vis de leurs aidants. Je sais bien que dans notre société, on aime que tout soit rose, sans aspérités, mais rien, absolument rien n’est blanc ou noir ici-bas. L’unique réalité qui compte, c’est l’instant présent. Il y a des jours avec et des jours sans, voire des périodes désespérantes et éprouvantes plus ou moins longues. Dans ces moments-là, il est primordial de regarder sa vérité en face afin de mieux la surmonter et de l’assumer. Lorsque je suis dans une phase âpre, je me replie sur moi-même, je fais le hérisson et le maximum pour éviter d’être stressé et malmené. Je me protège autant que faire se peut de moi-même et des autres. Il me semble qu’ici-bas, on n’exprime pas suffisamment ses limites. Il ne s’agit nullement de juger ou de critiquer qui que ce soit mais de dire ce qui est.

Or, en l’occurrence, ce qui est, c’est une réalité difficile à vivre certains jours et une vérité souvent difficile à entendre par des susceptibilités manquant de hauteur de vue, incapables de travailler en pleine conscience. Pendant des décennies, j’ai réalisé ce travail de relativisation et de conscientisation, j’ai pris sur moi pendant des décennies et. Il s’avère que maintenant je n’en ai plus la force. Mais que je suis tout de même « condamné » à rester celui qui se contrôle au maximum car, en face de lui, les accompagnants ont rarement cette capacité de maîtrise de soi et de recul. La plupart fonctionnent au premier degré.

Quoi qu’il en soit, en toutes circonstances, il faut savoir vivre dignement. Je défends inflexiblement ma dignité. C’est cela qui m’a conduit à écrire ce billet d’humeur, pour exprimer ce qui est trop méconnu, ignoré, négligé ou tu. Qui en parle dans les formations ?


Marcel Nuss

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