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Ce que je pense et ce que je souhaite

Plaidoyer pour le respect de tous les droits des personnes handicapées



Il est permis d’espérer


En réaction à un de mes posts publié récemment sur LinkedIn, dans un commentaire on m’a écrit : « Comme souvent Marcel Nuss remet en question nos pratiques du médico-social : c'est toujours difficile à recevoir mais cela fait aussi du bien qu'une personne en situation de handicap bouscule nos pratiques. »

Je suis heureux que mes prises de position soient « salutaires ».

Mais pourquoi est-ce si « difficile à recevoir » ? Parce qu’on a oublié les bonnes pratiques à force d’être au contact de gens qui font de l’assistanat sans état d’âme ? Parce qu’on cède à la facilité ? Partant, pourquoi se laisser entraîner dans des pratiques déshumanisantes dont on connaît les conséquences sur des personnes vulnérables ? Pourquoi est-ce si difficile d’appliquer les bonnes pratiques tout en sachant combien elles sont épanouissantes et gratifiantes pour tout le monde ? Pourquoi est-ce si difficile d’être en accord avec sa conscience, ses valeurs et de ne faire que du bien à l’autre et à soi-même par la même occasion ? En raison de la fatigue, de la routine ou d’un relâchement ? L’erreur est humaine, personne n’est parfait mais tout un chacun à son libre arbitre et la faculté d’exprimer humblement ses limites avant que le mal ne s’envenime.

En tout cas, on me dit ponctuellement depuis des années, directement ou indirectement : je suis dur. Je ne suis dur qu’avec celles et ceux qui ont oublié leur humanisme dans le bourbier de l’assistanat, donc dans un militantisme maltraitant. Mon intention n’est pas d’être dur, et encore moins agressif, juste d’être vrai, en m’appuyant sur ce que j’ai vécu, ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu et ce que j’ai éprouvé physiquement et psychologiquement.


D’aucuns sont irrités et allergiques à ma croisade et à mes mises en lumière des dysfonctionnements, perversions et autres malmenages psychiques et/ou physiques qui perdurent. Savoir et ne pas militer en faveur d’un travail de conscientisation systématique pour tous les professionnels du médico-social, ce serait vendre mon âme. Comment rester neutre alors qu’il y a tant d’abus, de maux et d’exploitations éhontées de l’humain et de la misère humaine. Une majorité de professionnels s’accorde sur le fait que l’on peut bien mieux accompagner malgré des conditions de travail épuisantes et décourageantes que ce qui est proposé aujourd’hui dans de nombreux foyers « de vie » et d’EHPAD. C’est une question de volonté, de courage, de solidarité et d’intégrité.

« C’est facile à dire de votre place. Je voudrais vous y voir », pourrait-on me rétorquer. Mais combien de temps tiendraient ces personnes campées sur leur quant-à-soi, si elles étaient à ma place ?

Contrairement à ce que d’aucuns pensent, je plaide en faveur d’une amélioration des conditions de travail des uns et des conditions de vie des autres ; je ne prêche pas pour une chapelle davantage que pour une autre, je plaide pour une remise en question de toutes les parties prenantes. Si « vingt fois, je remets le métier sur l’ouvrage », c’est dans l’espoir qu’un jour aura lieu un séisme humaniste dans ce microcosme où les tenants de l’orthodoxie sont cramponnés à leur conservatisme idéologique, sûrs d’eux-mêmes et de leur légitimité auréolée d’un prétendu savoir, voire d’une prétentieuse expertise, et au mépris des personnes qu’ils « surprotègent ».

Face à cette obstination contre-productive, une Une mise en perspective frontale, sans circonvolutions ni langue de bois, est indispensable pour susciter la révolution copernicienne d’un monde obsolète qui ne tourne pas rond. Du reste, le Comité européen des Droits sociaux (CEDS) vient de donner raison à quatre associations en accusant la France de ne pas respecter les droits fondamentaux des personnes en situation de handicap. Toutefois, comme par hasard, on n’y aborde pas le sujet des droits bafoués des personnes vivant en établissement ou accompagnées à domicile ; ce qui est croquignolesque, c’est que, parmi les associations ayant porté plainte, ou peut-être toutes, il y en a qui ferment les yeux sur des maltraitances et des infractions à certains droits des résidents dont ces associations sont gestionnaires.

Honnêtement, ces vingt dernières années, qu’est-ce qui a notablement et notoirement évolué dans le médico-social, et plus particulièrement dans le champ de l’accompagnement des personnes en situation de dépendance, à part l’émergence de concepts qui « en jettent » et dont on se gargarise, faisant office de cache-misère ou de cautères sociaux ? Autodétermination, situation de handicap, autonomie, libre choix, respect des droits, de l’intimité et de la sexualité, égalité des chances, participation, etc. En théorie, c’est parfait. En pratique, c’est une autre affaire. On n’est pas pressé de mettre tous ces concepts en application. Pourquoi changer ce qui fonctionne sans se bousculer, du moins en apparence ? En fait, ce qui me met en colère, c’est le cynisme de certains et certaines devant le désarroi et l’impuissance à se défendre des personnes dépendantes sous leur férule.


Combien de chambres avec lit double trouve-t-on en 2023 dans les établissements médico-sociaux de France et de Navarre, y compris dans les EHPAD ? Combien d’établissements ont déjà expérimenté l’accompagnement sexuel dans leurs locaux ? Dans combien le rythme de la personne accompagnée, son intimité, son libre arbitre et sa liberté, sont-ils véritablement respectés ? Et d’aucuns voudraient s’offusquer face à mes constatations peu glorieuses ?

Tous les jours en France, « on fait à des résidents vulnérables ce que l’on n’aimerait pas qu’on nous fasse », tous les jours ! Et l’omerta ainsi que la culpabilité musellent les plus récalcitrants. Souvent, mais pas toujours, des conditions de travail précaires participent à l’usure des professionnels ; toutefois, elles expliquent mais n’excusent rien.

Et que fait-on ? Le plus souvent, on bricole, on rafistole, on part au plus pressé, on s'essouffle, on se disloque. Pendant que les « surprotégés » sont négligés, voire brutalisés. Sincèrement, est-ce digne d’un pays comme la France ?

À un moment donné, ne faut-il pas savoir prendre des risques, oser s’opposer ou s’interposer, sortir de sa zone de confort et de fatalisme et placer l’humanisme avant une sécurité illusoire, afin d’être en adéquation avec ses valeurs et sa déontologie ? À un moment donné, ne faut-il pas cesser de procrastiner, de tergiverser, de louvoyer et de se voiler la face ? À un moment donné, déplorer, regretter, dénoncer, c’est trop facile, il faut agir, quitte à être le vilain petit canard. Plutôt que la complaisance, je préfère l’affirmation de soi et de ses valeurs. Encore et toujours mettre ses actes en conformité avec son éthique. Au moins, on a la fierté d’être en accord avec soi-même, ce qui est inestimable.

On a le droit de ne pas y arriver mais, dans ce cas, il faut avoir le courage et l’humilité de l’admettre et de chercher un autre travail.


Ensemble ou pas du tout


Depuis que je milite activement en faveur d’une révolution copernicienne dans le médico-social, pour que l’humanisme prime sur le dogme de l’assistanat et ses conséquences néfastes, je n’ai jamais dissocié accompagnants et accompagnés.

Dans mon esprit, il a de tout temps été évident qu’améliorer la situation frustrante et aléatoire des personnes en situation de handicap, sans améliorer celle des professionnels du médico-social, ne pourra aboutir qu’à un accompagnement bancal au final. Une inégalité, dans la prise en compte des besoins spécifiques de chaque partie prenante et le traitement politique de ce binôme interdépendant, voire contre-nature, ne peut déboucher que sur un déséquilibre relationnel, préjudiciable à tout le monde. Accompagnés et accompagnants sont embarqués dans la même galère. Quel milieu socio-professionnel repose davantage sur la solidarité que le médico-social ? C’est pourtant loin d’être une généralité…

Comme ne cesse de le dénoncer François Ruffin, les métiers du médico-social sont parmi les plus difficiles, les plus ingrats et plus mal rémunérés. Mais aussi parmi les plus beaux, les plus gratifiants (à condition de s’en donner les moyens) et les plus humanisants. Ils sont vitaux. Pourtant, à force de les négliger, il y a une carence problématique de postulants motivés et compétents.

Sans les évolutions technologiques et un substantiel changement du regard et de paradigme sur les personnes en situation de handicap, depuis le début du XXIe siècle, on pourrait parfois se croire encore au XXe siècle, tant le misérabilisme continue insidieusement à prédominer dans certaines sphères.

Qu’aurais-je été sans ma mère, les infirmières et les aides-soignantes – ce n’étaient pas des métiers d’homme, en ce temps-là – qui m’ont soigné jusqu’à mon émancipation ? Que serais-je sans mes accompagnants ? Comment ne pas être révolté devant le manque de considération des politiques à l’encontre de ces professionnels souvent admirables.


Identité et dénomination


Dans un autre commentaire, en réaction à ma chronique Assistanat et inculture, quelqu’un m’a demandé : « OK, mais comment appeler les assistants de vie/ou personnels ? » Je lui ai répondu : « accompagnant(e) et je rajoute un adjectif qualificatif en fonction de la spécificité de la profession ». À quoi il a réagi par un : « Merci. Je préfère assistant(e) de vie à accompagnant(e). Agree to disagree. » Hélas, je ne comprends guère l’anglais.


Blague à part, je ne prétends pas détenir la vérité, je partage uniquement un point de vue découlant de mes expériences existentielles et professionnelles indéniables, d’analyses, de constats et de nombreux témoignages de gens concernés ou impliqués. J’ai tout à fait conscience d’être un poil à gratter, un empêcheur de tourner en rond, voire un emmerdeur, dans le pire des cas. Ça ne me déplaît pas. Sinon, il y a longtemps que j’aurais cessé mes engagements militants. Et je dois avouer que j’aime plutôt ça, être un soin à gratter. C’est viscéral chez moi, les injustices m’insupportent, toute atteinte à la liberté, au respect du prochain, tout mépris, toute exploitation d’autrui, m’insupportent. Et me donne envie de m’engager, de lutter, de manifester et de militer. En ce moment, si je ne pouvais j’irais sur les barricades…


Je sais que le parler vrai et frontal dérange les plus conservateurs, les idéologues de l’assistanat, pour faire court. Ceux qui se contentent de « faire accompagnant(e) » – ou assistant(e)e, si l’on préfère – plutôt que « d’être accompagnant(e) ». Ma force réside dans le fait que je n’ai rien à perdre ni à gagner, hormis peut-être la reconnaissance de mes sympathisants, voire partisans, les plus convaincus, les plus réformistes et humanistes. Ma seule fierté, c’est d’avoir ouvert des regards et des chemins à des possibles insoupçonnés parfois, d’avoir éveillé ou interpellé des consciences et apporté un éclairage différent sur l’accompagnement médico-social.

Si j’irrite mes contempteurs, c’est que je suis à la fois concerné et impliqué activement dans la cause que je défends ardemment contre une frange intégriste du médico-social. J’ose dire tout haut, ce que bon nombre pensent tout bas. Et je ne me contente pas d’être expert de mon handicap, je m’intéresse à tous les types de handicap, à leurs spécificités, leurs besoins et leur environnement.

En outre, à tort ou à raison, je pense que nous sommes trop peu nombreux à insister sur l’essentialité de la sémantique dans l’évolution des pratiques professionnelles. Car on ne fera pas l’économie d’un travail approfondi sur le sens des mots et du langage dans le médico-social, si l’on veut une (r)évolution des pratiques professionnelles et de la relation accompagnant-accompagné.


Souhaite-t-on sincèrement une émancipation intégrative des personnes « autrement capables » ou préfère-t-on les maintenir sous une cloche désincarnée et aseptisée ?

L’impact des mots et des paroles sur notre psychisme est prégnant dans la construction de notre identité et de notre individuation ; on le remarque dans la co-construction du binôme interdépendant accompagnant-accompagné, car les paroles ont un effet miroir. D’où l’importance d’employer les mots justes, en toutes circonstances. Les mots conditionnent, ce sont de dangereux outils de manipulation individuelle et collective ; de ce fait, il est plus aisé de manipuler quelqu’un dans un milieu « protégé » institutionnel que dans le milieu ordinaire.

Si l’on entend durant toute son enfance qu’on est con ou moche ou incapable, on va forcément en être imprégné, pollué jusqu’à influencer nos comportements et l’image que l’on a de soi. Pareillement, à force d’entendre « tu es handicapé », « tu ne peux pas », « ce n’est pas pour toi », « tu n’es pas capable », et que l’on pense et décide à votre place, on devient progressivement un légume plus ou moins docile qui se plie imperceptiblement et inéluctablement aux injonctions verbales dévalorisantes dont on l’abreuve affectueusement. Sur le terrain, les ravages sont flagrants et fréquemment choquants. C’est très facile de transformer quelqu’un en assisté. C’est beaucoup plus difficile de l’accompagner vers son autonomie et l’affirmation de soi. Ceci explique entre autres la prédominance persistante de l’assistanat sur l’autonomie. Un article du 10 avril 2023, paru dans Mediapart : Handicap : des travailleurs promis à la misère, dévoile les maltraitances


Mon interlocuteur préfère parler d’assistant plutôt que d’accompagnant. C’est son droit le plus strict. Pourquoi préfère-t-il « assistant » ? A-t-il fait un travail de réflexion sémantique au préalable ? Pourquoi cette préférence pour le mot « assistant » ? Je ne détiens pas la réponse. En revanche, je peux expliquer mon insistance à préférer employer certains soins et certaines formules plutôt que d’autres.

Ainsi, assistant, assistanat et assister ont une racine étymologique commune. D’après le Larousse : assister vient du latin assistere, se tenir auprès de, aider. Parmi ses significations, il y a : Seconder, aider quelqu'un dans son activité. Synonyme : aider ; Secourir quelqu'un […] qui est dans le besoin, lui apporter une aide matérielle ou morale : Assister une population sinistrée. Synonymes : protéger - réconforter - secourir. Quant à être assisté, cela signifie entre autres : Bénéficier de l'aide sociale ; Être à la charge de la collectivité en raison de l'insuffisance de ses ressources, de son état physique, etc. Et si l’on se réfère au Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL), on y trouve notamment les définitions suivantes : Assister qqn dans une tâche laborieuse et "Assister une personne c'est être présent à ses côtés au moment où elle agit, pour la guider, pour surveiller ses intérêts" (Planiol, Traité de Dr. Civil, 12eéd., no2010, ds Rob.) Aider quelqu'un en le servant, secourir.

Il y a indubitablement une connotation péjorative, plus ou moins sous-jacente, dans l’acte d’assister quelqu’un. De facto, un assistant est un adjoint, un subalterne, normalement subordonné à la personne qu’il assiste, sauf dans le cadre du médico-social où les rôles, donc les rapports de force, sont en règle générale inversés. Le fait d’être assisté sous-tend une notion plus ou moins prégnante de passivité et de dépendance, voire de stigmatisation. Au demeurant, l’assisté est une personne censée « être à la charge de… », aidée, protégée, surveillée, etc., renforçant ainsi tacitement un sentiment de sujétion pervers. La personne en situation de handicap assistée est enchaînée à un principe systémique de surprotection institutionnelle. Dans les pires des cas, cette surprotection suscite intrinsèquement un sentiment délétère d’oisiveté et d’indolence, si ce n’est une impression d’immobilisme intellectuel et de vide énergétique. L’assistanat est un processus lent et pernicieux de réification, la personne est autant un objet de soins que l’objet de tous les soins. Elle est réduite à sa plus simple expression, c’est-à-dire à la fatalité de fils stigmates sociaux et culturels. En français, il y a un relent misérabiliste dès lors que l’on assiste quelqu’un dans le médico-social. Au reste, si l’on se réfère au Wiktionnaire, l’assistanat est entre autres une : « Aide apportée à une personne dont on imagine qu’elle n’est pas susceptible de faire un effort personnel ou qui se complaît dans une situation d’assistance ». C’est on ne peut plus parlant.

En conséquence, comment réfuter qu’il y a une sorte d’emprise charitable, au mieux inconsciente, dans l’acte d’assister une personne « handicapée », quel que soit son type de dépendance. Contrairement aux apparences, l’assistant et l’assisté ne sont pas véritablement à égalité. Dans cette relation néfaste d’interdépendance s’installe automatiquement et quasi systématiquement un rapport de force latent, aux dépens de l’assisté le plus souvent, plaçant insensiblement les protagonistes dans un lien de subordination subjectif drapé de vertus humanistes. Ce conditionnement a priori « altruiste » me semble fréquemment irrationnel et non-élaboré, il n’en a pas moins d’indéniables répercussions dévitalisantes sur les victimes potentielles. On a vainement essayé de me confiner dans l’assistanat, je n’ai jamais cédé au chant maternant des sirènes, je voulais préserver mon libre arbitre, tout mon libre arbitre, et ma dignité, celle à laquelle nombre de mes congénères, comme je l’ai malheureusement souvent constaté.


Je préfère employer les termes « accompagner », « accompagnant » et « accompagnement ». Selon le Wiktionnaire, son étymologie provient du latin : ad-mouvement ») cum pane (« avec pain »), « celui qui mange le pain avec ». Quant au Larousse, il préfère s’appuyer sur l’étymologie de l’ancien français compain, compagnon. Pour ce dictionnaire, « accompagner » signifie entre autres : Être associé à un acte, un état, s'y ajouter, aller de pair avec. Et, toujours d’après le Larousse, un accompagnant c’est une « personne qui en accompagne une autre régulièrement ». Il y a clairement une notion de mouvement dans l’acte d’accompagner et de compagnonnage. Il me semble qu’il y a également quelque chose de l’ordre de l’empathie qui se joue dans l’accompagnement ; alors que dans l’assistanat, c’est davantage de compassion, voire de commisération, dont il est question de façon larvée. Du mot « accompagner » émane une impression de mouvement, de dynamisme, d’autonomie, de liberté, de complémentarité, donc de collaboration. D’où sa portée psychologique positive, implicite ou explicite. Le verbe accompagner est stimulant et entraînant car il met en action l’accompagnant et l’accompagné dans un but, et proactif, quand le verbe assister a quelque chose de pesant, de résigné, de l’ordre d’une abdication par fatalisme. Très souvent, l’assisté renonce à nombre de ses droits, tandis que l’accompagné revendique ses droits et va constamment de l’avant. L’accompagné a des objectifs, l’assisté s’ennuie. Je délire ? J’exagère ?

Même la musicalité d’accompagner me paraît douce comparée à celle d’assister que je trouve rugueuse à l’oreille. Il serait intéressant de faire une recherche scientifique approfondie au sujet de l’impact inconscient des langues et des mots sur notre psychisme, notre comportement et notre construction identitaire dans le champ lexical du médico-social.

Depuis que je suis majeur et autonome, je suis accompagné, on m’accompagne, on est associé à mes choix de vie et à mes actions dans une démarche collaborative de compensation. On n’est pas à mon service, on compense mes incapacités. On fait avec moi, non pour moi. Dans l’assistanat on fait pour l’autre, rarement avec lui. Par conséquent, ma vision de l’accompagnement sous-tend une relation vraiment égalitaire, censée être valorisante pour toutes les parties prenantes de cet accompagnement. Dans l’assistanat, il y a une forme de soumission et de démission qui sourd.

Je chipote ? Dans ma longue existence, j’ai appris que le diable se niche toujours dans les détails. Rien n’est anodin en matière de sémantique et de psychologie. L’affirmation de soi passe par l’emploi de mots et d’expressions appropriés. Maintes fois, j’en ai fait l’expérience. Par exemple, le jour où j’ai décrété que « j’ai un handicap » et non que « je suis handicapé », un basculement psychologique progressif s’est opéré en moi, comme si brusquement j’étais vertical dans ma tête, tandis que j’étais courbé lorsque je disais « je suis handicapé », me conformant ainsi au moule culturel dominant. Idem, on voit et on ressent différemment une personne dont on dit qu’« elle a un handicap » plutôt que « elle est handicapée ». Faut-il le vivre pour le comprendre ?

Toute identité se construit sur l’affirmation de soi, la reconnaissance de qui on est à ses propres yeux. Je m’en fiche d’être handicapé dans les yeux d’autrui, dès lors que j’ai la conviction d’avoir un handicap. Il est primordial de valoriser son prochain plutôt que de le stigmatiser, le discriminant par la même occasion. Il est vital d’humaniser et d’être humanisé. Cela implique d’être connecté à soi-même et à son prochain avec les mots justes.


Le bal des egos


Tant que les qualifications et autres « spécifications » professionnelles produiront une hiérarchisation pernicieuse et contre-productive, des rapports de domination et de soumission continueront à sévir. Dans le médico-social, ce sont les personnes accompagnées qui font directement ou indirectement les frais de conflits interprofessionnels plus ou moins larvés, nourris par des susceptibilités, des complexes d’infériorité ou de supériorité et autres quêtes du pouvoir. Ces rapports sont d’autant plus dommageables et ridicules qu’entre un aide médico-psychologique – désormais dénommés accompagnant éducatif et social (AES) – et un moniteur-éducateur, par exemple, ce qui les différencie est insignifiant. Pour autant, j’ai rencontré des ME qui se croyaient supérieurs aux AMP, et des éducateurs spécialisés qui se pensaient supérieurs à tout le monde, bien que beaucoup se contentent d’être des cadres.

Par parenthèse, nonobstant que ces dénominations sont souvent redondantes — ça en jette « agent de service » plutôt que « fille de salle » —, ça ne change strictement rien aux conditions de travail, ce n’est que de la poudre aux yeux qui a quelque chose de cynique. De même, hormis la formulation, qu’est-ce qui distingue une AMP d’une AES, rien. Certes, on a démédicalisé une dénomination professionnelle qui n’avait à vrai dire pas grand-chose de psychologique ni de médical. De même que l’adjectif « éducatif », dans la nouvelle version, m’interroge. Sauf à ne travailler qu’avec des enfants, le terme « éducatif » n’est pas approprié à mon sens ; je n’ai pas besoin d’être éduqué me semble-t-il, ni la plupart des personnes handicapées adultes. En fait, depuis que je suis particulier employeur, c’est-à-dire depuis 20 ans, mes accompagnants sont employés au titre d’« accompagnant médico-social », ce qui les définit parfaitement puisqu’ils font des soins médicaux, dans le cadre de la délégation de geste de soins, et qu’elles accompagnent dans toutes mes activités sociales. Encore et toujours, utiliser les mots justes pour avoir un regard juste et un positionnement juste, c’est primordial dans un milieu où l’interdépendance et les interactions sont constants. Raboter autant que possible les aspérités linguistiques et verbales susceptibles d’entretenir des rapports de force insidieux.

Par conséquent, plutôt que d’être dans la rivalité ne serait-il pas plus judicieux de travailler dans la complémentarité et la complicité ? D’autant que ces professionnels se sont engagés à et pour faire du bien à leur prochain et, corollairement, à eux-mêmes.

J’estime, de par mon expérience personnelle et professionnelle, la formation d’AMP la plus adaptée à l’accompagnement médico-social, offrant un accompagnement de qualité qui répond à quasiment tous types de besoins. Car elle propose la quintessence des métiers du médico-social ; fréquemment, il arrive que des AMP occupent la fonction d’éducateur spécialisé... sans le salaire afférent. Cependant, à l’instar de toutes les formations, elle nécessite une réelle remise à jour, afin d’être corrélée à l’évolution sociétale et culturelle.

Mon affirmation va probablement susciter des levées de boucliers indignés. Durant ma longue vie, j’ai été accompagné et soigné par tous les types de professionnels du médical et du médico-social. Chaque fois, j’ai fait le même constat : ainsi, dans le milieu hospitalier, des médecins sont persuadés d’être supérieurs aux infirmières et infirmiers, qui sont supérieurs aux aides-soignants et aides-soignantes, lesquels se pensent supérieurs aux agents de service (les filles de salle de mon enfance, où les hommes ne touchaient pas une serpillière, même à la maison). Combien de fois ai-je été témoin de tensions et de conflits plus ou moins sournois ? J’ai aussi goûté aux effets indirects de ces « affrontements » égotiques sur les personnes soignées ou accompagnées.

Dans le livre Former à l’accompagnement des personnes handicapées, paru chez Dunod en 2009, qui était originellement un rapport sur les métiers du médico-social et leur évolution, commandé par Philippe Bas, je préconisais déjà une dénomination commune (accompagnant, accompagnante, par ex.) et d’y adjoindre un qualificatif en fonction de la spécialité. Et, après avoir auditionné des professionnels impliqués dans le médico-social, y compris des syndicalistes, ce qui ressortait c’est l’intérêt d’un tronc commun afin d’insuffler à tous les acteurs sans distinction une identification commune, une reconnaissance commune susceptible d’aplanir les rapports de force et d’éveiller possiblement, peu à peu, une dynamique de complémentarité et solidarité. On travaille pour la même cause et avec le même but : le bien-être d’êtres vulnérables. Utopique ? Farfelu ? Pourquoi ne pas l’expérimenter ? Cela mérite au moins d’être interrogé, me semble-t-il. En matière d’accompagnement de personnes en situation de dépendance, rien n’est anodin ou superflu, il ne faut donc écarter aucun détail. Dans tous les cas, il faut des changements en profondeur, une remise en question et une remise à plat générales et collectives des formations et des pratiques. Ou que l’on cesse de gloser et de se gargariser de formules creuses et de promesses macronistes, à force d’être réduites à des concepts fallacieux car jamais vraiment mises en application. Ça n’a aucun sens de parler de droits, d’autonomie, d’autodétermination, de liberté ou d’humanité, si cela reste à l’état de rhétorique qui s’écoute parler.


Quoi qu’il en soit, on aura compris pourquoi je n’emploierai jamais des vocables tels que « assistant » ou « auxiliaire », que ce soit « de vie » ou de ce qu’on veut. De même que j’ai un handicap et je suis accompagné. Rien que l’idée d’être assisté m’est insupportable. Cependant, il est indéniable qu’un travail sémantique est le cadet des soucis de la majorité des personnes handicapées qui ne pensent qu’à survivre, elles veulent vivre du mieux possible, en étant respectées dans leur intimité et leurs choix de vie.

D’où l’importance de faire réfléchir et travailler les postulants aux métiers du médico-social autour des notions de sémantique, avant qu’ils n’aient adopté les travers de leur profession. Combien ont les capacités, la force et la détermination à défendre leur intégrité, leur liberté, leurs droits et leur intimité ?

Qui m’aime me suive (ou pas)


On peut ne pas être d’accord avec mes prises de position et mes propositions. Néanmoins, elles s’appuient sur près d’un demi-siècle d’expériences concrètes. J’ai investigué un champ où je suis autant impliqué que concerné : la problématique des politiques du handicap dans sa complexité et sa diversité. Un domaine que j’observe, étudie et expérimente sans relâche. En effet, depuis des années, j’analyse ce que je vis, ce que je ressens, ce que je vois et ce que j’entends.

En outre, je n’ai rien à perdre, ni à gagner, puisque j’ai obtenu, à titre personnel, ce pourquoi je me suis battu ma vie durant. Cependant, mon sens aigu de la justice sociale me pousse à militer en faveur des plus défavorisés, des moins armés pour se défendre. Je plaide en faveur d’une cause que j’estime humainement fondamentale. Ce faisant, je ne cherche pas à plaire ou à convaincre qui que ce soit en vue d’obtenir un gain personnel quelconque. Mais j’ai des convictions et des valeurs humanistes acquises au fil de ma maturation intellectuelle, elles nourrissent mes engagements socio-politiques. Je suis un autodidacte qui dénonce la déshumanisation rampante et délétère d’un système qui se veut humaniste.

D’autant qu’il y a des solutions pour mettre les actes en accord avec les paroles. Mais cela nécessite de remettre en question des pratiques professionnelles dépassés et déconnectés des évolutions socio-culturelles.

J’ai découvert le médico-social à une époque où la mixité n’existait pas et où les dortoirs étaient le lot commun, ainsi qu’une rigidité réglementaire. Et puis, à partir des années 1970, suite à la révolution sociétale engendrée par mai-68, la mixité est progressivement apparue dans les établissements médico-sociaux, avec des chambres individuelles, et une permissivité propice à nourrir le dogme de l’assistanat, avec son mantra infantilisant de la surprotection. Depuis, excepté la rhétorique, la novlangue du médico-social, la situation n’a guère beaucoup évolué, si ce n’est l’intrusion du sujet déstabilisant de la sexualité et de l’intimité des résidents dans une routine professionnelle lénifiante. Je continue à recueillir le même type de témoignages ; en résumé, à de notables exceptions près, on se contente encore et toujours de plus ou moins bien assister.

Pourtant, il est possible d’améliorer les conditions de vie et de respecter tous leurs droits. Encore faut-il accepter de sortir de la zone de confort dans laquelle se complaisent les adeptes de l’assistanat. Ceux-ci sont souvent des gestionnaires à la tête de nombreux établissements, pour lesquels le bien-être des personnes accompagnées passe au second plan, au mieux, après l’équilibre budgétaire et, au pire, après les dividendes du Charity business (cf. le scandale ORPEA).

Il y a tant d’humanistes dans le microcosme du médico-social, tant de personnes qui ne demandent qu’à expérimenter et à innover de nouvelles façons de concevoir l’accompagnement et les personnes accompagnées. Elles sont malheureusement trop disséminées pour espérer peser efficacement de toutes leurs forces de conviction sur les entêtements des tenants de l’orthodoxie de l’accompagnement médico-social. On ne peut faire l’économie d’une démarche collective pour débloquer la situation. Par exemple, ne pourrait-on pas se soutenir et s’unir autour d’un objectif commun par le biais des réseaux sociaux : réformer la pédagogie des pratiques professionnelles dans les écoles de formation, afin me remplacer des pratiques maltraitantes par des pratiques démocratiques, c’est-à-dire changer de paradigme éthique et déontologique ? De fait, la technique est devenue secondaire dans des professions qui devraient évoluer vers une école de la résilience et de la conscientisation. Il ne s’agit plus de faire mais d’être, d’abandonner l’affublement désincarné de l’assistanat pour revêtir le costume de l’autonomisation et du libre choix.

Combien de zombies, de créatures paumées, égarées, en perte de sens, dévitalisées, ai-je croisé dans de supposés foyers « de vie », à en être traumatisé quelquefois ? Régulièrement vêtus négligemment et approximativement. On s’habitue à tout, paraît-il, même, et peut-être surtout, au pire dans ces lieux clos, à l’abri des regards, où quasiment tout est bon afin de justifier l’injustifiable. Certes, ils ne sont pas majoritaires mais encore trop nombreux pour ne pas entacher l’image du médico-social. Les prosélytes de l’assistanat ne renonceront pas aisément à leurs prérogatives reposant sur des méthodes obsolètes et déshumanisantes, en irréductibles partisans du « circulez-y-rien-à-voir », campant sur leur quant-à-soi. Comment peut-on rester insensible et neutre devant de tels constats de désincarnation pernicieuse ?


Qui m’aime me suive. Cessons de mégoter et d’ergoter, appelons un chat un chat, osons l’humanisme avant des intérêts personnels. Arrêtons de faire miroiter des promesses que l’on n’est pas en capacité de tenir ou qu’on n’a pas l’intention de tenir, par idéologie, manque de courage ou de moyens.

Il est urgent de prendre des risques. Comme je l’ai fait en manifestant afin d’obtenir ce qui deviendra la Prestation de compensation (PCH) et en créant l’Association pour la promotion de l’accompagnement sexuel (APPAS) ; pour l’un, je suis allé jusqu’à mettre ma vie en jeu (grève de la faim), pour l’autre, je me suis mis en infraction avec la loi sur le proxénétisme ; j’ai pris des risques calculés et au final gagnants, partant du postulat que « qui ose vaincra ». Jamais je ne vendrai mon âme, surtout pas pour dominer et soumettre qui que ce soit. Le pouvoir rend souvent profondément con, tel que l’entend Jacques Généreux dans son ouvrage : Quand la "connerie" économique prend le pouvoir, paru au Seuil. Ça vaut pour tous types de pouvoir car, pour Jacques Généreux, la connerie relève d’une intelligence incapable de se remettre en question.

J’ai une aversion viscérale de toute forme d’injustice, de mépris, d’arrogance et d’hypocrisie. Il est vrai qu’ayant passé ma vie à contre-courant, dans une opposition inflexible à tout ce qui voulait s’immiscer dans ma sphère privée, cela aide à oser prendre des risques, c’est même la meilleure des écoles émancipatrices. Pourquoi je continue à militer alors que je pourrais m’en foutre ? Parce que c’est insupportable pour moi de savoir qu’il existe d’innombrables personnes en situation de dépendance qui survivent dans des conditions indignes de notre pays, alors que l’on pourrait leur offrir mieux, bien mieux.


Marcel Nuss


N.B. : pour aller plus loin au sujet des thèmes que j’aborde dans cette chronique, on peut lire Je ne suis pas une apparence, éditions Marcel Nuss, ainsi que dans La présence à l’autre et Oser accompagner avec empathie, parus chez Dunod.

Disponible dans ma boutique en ligne, en librairie (sur commande uniquement), sur les plates-formes.

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