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Vieillir avec un handicap

LES LIMITES...


VIVRE ET VIEILLIR



Un handicap semblable au mien, ce n’est pas un parcours de santé ni une partie de plaisir qu’il vous propose. Pour autant, j’ai souvent pris mon pied. Globalement, j’ai mené la vie que j’ai voulue, j’ai fait les folies que j’ai rêvées de faire. Le reste fait partie des petits deuils inhérents à toute existence.

Mon handicap a été relativement indulgent, conciliant, voire complice, avec moi. Je n’ai pas ménagé mon corps pendant mes années d’activités et d’activisme ; mon ancien médecin généraliste comparaît mes déploiements d’énergie pour militer et faire des conférences à l’effort fourni par un marathonien.

Les circonstances aidant, je m’étais relativement économisé physiquement jusqu’à mes 47 ans. De surcroît, j’ai de tout temps refusé le handicapisme et la médicalisation à outrance. Autant que faire se peut, j’ai laissé libre court à mon corps. Je ne suis pas allé contre mon handicap, je me suis accommodé à lui afin de mieux surfer sur sa régression progressive.

Ainsi, je refuse de prendre du Spinraza et autres supposés remèdes « miracles » que l’on propose pour traiter l’amyotrophie spinale infantile, le remède prescrit à tout-va. À l’instar de la neurologue qui voulait absolument me le donner, j’avais 65 ans ! Comment imaginer que le handicap régresse à un tel stade avancé d’évolution, quand des trentenaires ne voient aucun bienfait probant ? Le proposer à un sexagénaire, c’est une hérésie fallacieuse, voire irresponsable, parce qu’il n’est au mieux qu’un cobaye et, au pire, le souffre-douleur d’une science qui tâtonne, faisant fi de certains effets secondaires. Il faut souffrir pour être beau, paraît-il, a fortiori pour marcher.


"La Force d'un être est dans sa faculté à accepter ce qui est et à le transcender..."

Si j’ai refusé d’aller à Lourdes, ce n’est pas pour m’infliger un traitement « miroir aux alouettes ». La vie est pleine de miracles si l’on croit en soi, si l’on ose, si l’on croit en la vie.

La force d’un être est dans sa faculté à accepter ce qui est et à le transcender, en l’adaptant aux limites des possibles qui sont à sa portée, voire à le transgresser en refusant la fatalité. Le champ des possibles est en général plus important qu’on se l’imagine. Je n’ai jamais été prisonnier de mon handicap, il a été l’instrument, certes restrictif, de mes choix de vie.


Pendant près de vingt ans, j’ai eu une vie exaltante, dépassant les limites, jouissant à fond du moindre espace de liberté. Je suis allé au bout du bout de mes potentialités. Pour vivre. Simplement pour vivre. Ne pas rester dans la marge ni à la marge.

Et j’ai vécu. Que j’ai vécu ! Grâce aux femmes qui m’ont aimé, à une énergie vitale exceptionnelle et à certains de mes accompagnants et accompagnantes. J’ai usé de mon corps à satiété et mon corps s’est logiquement usé, après avoir servi au-delà de toute espérance. J’ai vécu intensément car j’ai vécu à contre-courant, en étant acteur de ma vie et non victime expiatoire.


VIEILLIR ET VIVRE


En ce qui me concerne, ce n’est pas vieillir qui est pénible. Au contraire, j’ai de tout temps apprécié la maturité qu’apportent les expériences existentielles au fil du temps. Vieillir était une victoire pour moi qui étais censé mourir jeune, avant que la déchéance physique ne s’en mêle.

Ce n’est pas vieillir le plus difficile à surmonter et à assumer, ce sont les enchaînements de dégradations physiologiques et leurs chapelets de maux qui sont éprouvants à vivre au quotidien. Pour moi, vieillir est synonyme d’apparitions de douleurs et autres chicaneries physiologiques. Rien de bien dramatique et d’invivable, juste des désagréments récurrents, agaçants, insidieux, invalidants. Il n’y a qu’une asthénie omnipotente qui est pesante à vivre.


J’ai pris note des premiers signes d’un vieillissement précoce le jour de mes 50 ans, lorsque j’ai fini aux urgences. Or, un handicap tel que le mien est friand d’effets dominos : lorsque les plaisirs commencent, ça ne s’arrête plus.

En outre, non content d’avoir un handicap « lourd », j’avais des handicaps surajoutés qui, avec le temps, vont jouer le rôle d’accélérateur.

Par exemple, une trachéotomie trop grande = des fuites d’air = hyperventilation compensatoire = carence de potassium = dysfonctionnements du système digestif (ballonnements, crampes, constipation, occlusions), voire problèmes cardiaques ; une ribambelle de désagréments, allant de l’inconfort physique jusqu’au passage par les urgences pour un lavage d’estomac et des intestins. Et le processus est similaire pour la surdité et l’insuffisance cardiaque. Dans un cas, c’est postural, dans l’autre, c’est l’accumulation de stress, qui sont à l’origine des dérèglements.

On ne l’évoque pas assez mais l’accompagnement médico-social ad vitam aeternam est un facteur de vieillissement prématuré par usure nerveuse, en raison de l’accumulation de stress engendré par la présence constante d’« étrangers » reposant sur une interdépendance d’opportunité non d’affinité.


En l’espace d’une quinzaine d’années, mon déclin physique s’est transformé en dégringolade sur la fin, c’est-à-dire depuis deux ans. Le vieillissement est d’une radicalité implacable pour les plus fragiles. Mais je n’ai pas à me plaindre – ce mot est de toute façon étranger à mon vocabulaire –, car malgré les gênes physiques récurrentes, mon énergie vitale n’a pas été entamée avant l’apparition de l’insuffisance cardiaque. J’ai pu continuer à sillonner les quatre coins de l’Hexagone et au-delà, faisant parfois un détour par un service d’urgence ou de réanimation pour me requinquer.

En soi, vieillir n’est rien, je ne regrette rien, j’ai pris mon pied en sachant que cela aurait un prix, que l’addition pourrait être salée le jour où elle serait présentée. Elle est effectivement un peu salée mais j’ai vécu intensément, je me suis réalisé avant de passer à la caisse.


Aujourd’hui, je suis sourd, avec son lot de désocialisation, d’introspection et de solitude. Jamais je ne me suis autant senti à la marge, à l’écart. Psychologiquement, la surdité vous change un être humain. Je ne suis plus tout à fait le même depuis que je suis davantage spectateur qu’acteur de mon existence. Mais la surdité n’est pas le plus dur à vivre. C’est exaspérant, c’est parfois déprimant, c’est terriblement handicapant, frustrant et exclusif. Je ne souhaite à personne de devenir sourd profond, on est entraîné littéralement dans un autre monde, déployant des efforts énormes pour être présent, pour se relier à autrui. Néanmoins, je me suis fait une raison à cette surdité indésirable.

"Tant que je serai en vie, j'écrirai."

Aujourd’hui, je suis l’ombre de moi-même. Je suis plus silence que parole. Ma voix est ailleurs. Je m’économise physiquement. J’observe, je prends du recul, peut-être de la hauteur. Pourquoi lutter ? Contre qui ? Pour faire du vent ? À quoi bon. Je suis devenu taiseux, mélancolique et concis. Je me replie dans ma claustration contrainte car l’environnement extérieur est énergivore, culpabilisant, voire déprimant.


Cependant, ce n’est pas le déclin physique et physiologique qui est dur à vivre, cela relève de la loi de la nature, aussi implacable et tyrannique soit-elle dans certains cas, c’est la fatigue. Cette putain de fatigue. Cet épuisement dévorant et dégradant, contre lequel je ne peux rien faire. À peine debout, je m’endors. Toute la journée, je dors, je dors et je dors encore et encore. Que ce soient 10 minutes ou une heure, je suis soudain saisi par une fatigue fulgurante. À tel point que je ne me vois même pas sombrer la plupart du temps, me réveillant complètement abruti et hagard, le regard explosé et cerné, la bouche pâteuse et baveuse. Je n’ai plus aucun contrôle sur mon énergie, plus aucun tonus, moi qui étais increvable, dormant au maximum six heures par nuit. Je ne m’appartiens plus. Je suis un objet vivant non identifié. Que dois-je encore apprendre dans cette décrépitude ?


Malgré tout, je garde une discipline, je me force à écrire tous les jours ne serait-ce qu’une phrase lorsque mon cerveau est trop engourdi, embrumé et embrouillé pour être créatif. Je profite du moindre moment de lucidité pour agir, pour me bouger, c’est-à-dire pour écrire.


Tant que je serai en vie, j’écrirai.

Je profite de chaque plage de lucidité, de chaque éclaircie de conscience, de chaque instant de bonheur auprès de ma douce, de la femme de mon cœur, en ayant certains jours le sentiment d’être un boulet, un poids mort. Je n’attends pas de miracle, je me contenterais d’une accalmie, un répit énergétique. J’attends une période libérée de l’emprise du sommeil. Qu’importe si mon bouillonnement intellectuel et physique intense est derrière moi, j’ai bien profité de ma vie. Toutefois, la fatigue m’est un surhandicap insupportable, je me sens diminué, voire parfois humilié.

ET APRÈS ?


La sensation récurrente d’avoir chu dans un état larvaire, moi qui étais si vivant et exubérant, m’est particulièrement intolérable. Je me sens physiquement dégradé, c’est dégradant. Comment ne pas l’être en me réveillant les fesses imbibées de selles du fait de fuites nocturnes ponctuelles et le nez dégoulinant de morve ? Sans compter l’apparition de boursouflures, de plaques, de tâches et de plaies inesthétiques qui suintent et démangent. Vieillir n’est pas un concours de beauté, c’est un concours d’humilité gratiné. Je suis devenu une pharmacie ambulante et une manne pour le corps médical.

Ce n’est pas l’austérité imposée par la déchéance physique qui est la plus difficile à vivre et à gérer, c’est la pesanteur momifiante d’une chape asthénique tyrannique, ce sont les ravages physiques de la maladie : on vieillit brusquement, voire violemment.

Dormir sans cesse, ce n’est pas vivre. Dormir sans cesse, ce n’est plus vivre. C’est une petite mort qui se répète encore et encore.



Avant, je me sentais invincible. Maintenant, je me sens invisible. Il y avait quelque chose de grisant dans le sentiment d’invincibilité. Comme il y a quelque chose de déconcertant et de démoralisant dans celui d’invisibilité.

J’ai une vie monacale dorénavant. De la chambre au salon – arrêt petit déjeuner –, du salon au bureau – pause ronflements –, du bureau au salon – arrêt déjeuner –, du salon au bureau –pause ronflettes –, du bureau au salon – pause dîner –, du salon au bureau – je me réveille enfin –, du bureau à la chambre – si on re dormait? Je piaffe d’impatience de revoir le printemps afin de nouveau pouvoir m’évader sur la terrasse – où je fais la sieste. On ne peut pas me reprocher d’être inconstant. M’endormir en étant en train d’écrire, c’est un sacrilège. M’endormir devant un film, c’est un sacrilège. M’endormir en écoutant un roman, c’est un sacrilège. Parce que c’est systématique, c’est vexant à la longue. Dire qu’il y en a qui se réjouissent de dormir.

Rares entorses à ce train-train : un rendez-vous médical, plus rarement, un resto. Elles sont bien loin mes épopées de plusieurs centaines de kilomètres ; ils sont loin mes projets de villégiature aux quatre coins de l’Europe. Ce sera pour une autre vie. Je peux me passer de matérialité et de consumérisme mais pas d’énergie vitale et de sens. Or, dormir à longueur de journée, ça n’a pas de sens, pour moi.

Par la force des choses, je ne suis plus moi-même. Plus précisément, je suis devenu un autre moi. Un moi méditatif, songeur et interrogatif. Je fais avec le peu de capacités et de ressources que j’ai encore à ma disposition.

Dire que c’est avec gaîté de cœur, ce serait mentir, mais c’est avec philosophie et une grande gratitude pour tout ce que j’ai vécu « malgré tout ». Je suis bon joueur. Venir au monde, c’est accepter les règles d’un jeu exigeant et rugueux, voire intransigeant. Heureusement, j’ai l’amour. L’amour sauve de (presque) tout.

POST-SCRIPTUM


L’amour me nourrit généreusement depuis des lustres, et persiste durant les épreuves ingrates de fin de règne qui m’accablent maintenant. Lorsqu’on est aimé, n’a-t-on pas une responsabilité à l’égard des personnes qui nous aiment ? C’est ce que j’ai toujours pensé. Et qui dit responsabilité, dit culpabilité.

Elle est si jeune, si belle, si douce, regorgeant de vie, d’humanité et de générosité, et je culpabilise de n’être plus qu’une prison pour elle, sans barreaux certes mais une prison tout de même.

Je me projette, titillé par la fidèle culpabilité de me sentir de trop, un poids. Elle a épousé un vieux fringant, pas piqué des nèfles mais fringant tout de même. Et le vieux se met à tourner tel du lait caillé. Ma vie est dorénavant embourbée, engluée et empêtrée dans un vieillissement comateux et galopant les mauvais jours.

"Je l'aime à en pleurer d'impuissance de ne pouvoir la soulager, à moins de tirer ma révérence."

Si j’étais la Belle au bois dormant, tous les espoirs d’un rebondissement salvateur seraient permis, après un baiser d’elle. Hélas, je ne suis pas un conte de fées, je suis une réalité contingente. Et je l’aime, que je l’aime cette femme aux antipodes de moi-même. Je l’aime à en pleurer d’impuissance de ne pouvoir la soulager, à moins de tirer ma révérence. Mais elle m’aime.

Bien sûr, je peux me dire que c’est son choix, qu’elle est libre, et c’est vrai, jamais je ne pourrai faire du chantage affectif. Jamais. On ne me doit rien, rien ne m’est dû au motif que je « suis handicapé ».

Pour autant, comment rester insensible devant son épuisement et ses douleurs ? Je me sens autant concerné qu’impliqué par notre situation particulière. La vie n’est jamais simple, mal vieillir n’arrange rien à l’affaire, quand les dégénérescences s’invitent à la messe.

Qu’est-ce que je l’aime chaque fois que je sors de ma léthargie désolée et dépitée. Qu’est-ce que je fonds, qu’est-ce que je revis, lorsqu’elle met sa tête dans le creux de mon bras ou sur ma poitrine. Il suffit de peu, de si peu pour retrouver de la lumière et oublier, le temps d’une renaissance, aussi brève soit-elle, les maux qui serinent. Décrépir la tête haute et le cœur ouvert à ce qui est.

La moindre rémission, la moindre lueur d’espoir, la moindre accalmie sont les bienvenues, parce que c’est la vie qui s’invite, donc l’amour, notre amour, qui revit. Il suffit d’un rien pour réveiller la flamme engourdie de la vie. Il suffit d’un rien pour que resurgissent des envies, des projets du bout des lèvres tellement ils semblent hérétiques. Il suffit d’un rien pour se sentir en vie.


Ce rien serait-il un nouveau traitement médicamenteux ?

Marcel Nuss

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