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Tentative de démythifier l'autodétermination et le médico-social

Préambule


Le médico-social va mal. Il va même de plus en plus mal.

C’est normal puisque, dans ce pays, la précarité et les maux des plus vulnérables ne sont pas une priorité politique. Depuis 2007, les gouvernements successifs ont négligé les droits et le bien-être des personnes en situation de handicap au profit de l’économie, donc des plus riches. Au lieu du ruissellement promis, le médico-social ne voit que de l’assèchement.

Ainsi, lors de la première pandémie de coronavirus, il y a eu une hécatombe dans les EHPAD, notamment du fait de sous-dotations dramatiques. Y aurait-il eu autant de morts parmi les résidents si le médico-social ne souffrait pas d’un sous-effectif endémique de personnel ? De quelle évolution notable et remarquable peut-on se prévaloir dans le domaine du médico-social ?

J’exagère ? Je choque ? Je parle d’expérience, de ce que j’ai vu, vécu et entendu, que l’on m’a rapporté et dont on m’a témoigné dans diverses structures, après mes interventions.

D’ailleurs, il suffit de parcourir Facebook pour se faire une idée édifiante et révoltante des conditions de vie, des maux et de l’indigence dont se plaignent avec raison la plupart des personnes en situation de handicap ou âgées que j’ai rencontrées.

Le constat que je fais sur les carences majeures qui, selon moi, gangrènent le médico-social, l’empêchant d’évoluer, ne prétend pas ici à l’exhaustivité. Mon souhait est de faire réfléchir et de provoquer le débat à tous les étages. Je ne tiens pas à avoir raison. Je propose une analyse factuelle d’une situation globalement indigne, à chacune et à chacun d’en tirer ses propres conclusions. Tout en regrettant l’hégémonie d’une expertise partisane qui exclut du champ de réflexions, à quelques trop rares exceptions près, les personnes en situation de handicap elles-mêmes. C’est ce que l’on appelle une autodétermination discriminée.

Je vais donc proposer des pistes qu’il me semble urgent de creuser pour humaniser la filière du médico-social. Sans cette métamorphose, l’autodétermination restera une promesse illusoire et un concept creux.


Parlons vrai


Autodétermination


L’autodétermination est une utopie conceptuelle séduisante bien plus qu’une réalité irréfutable. En théorie, c’est très beau et alléchant, cette idée d’une communauté d’individus qui accèdent à leur liberté. Mais c’est trompeur. Et même mensonger. Pour plusieurs raisons.


1° L’autodétermination exige des moyens financiers substantiels qu’il est vain d’espérer sous nos latitudes, du moins tant que nous serons écrasés par le joug du néolibéralisme. L’autonomie, le confort, la santé et le bien-être des plus précaires sont censés ne pas avoir de prix, excepté pour les politiques et les Hauts fonctionnaires qui nous gouvernent. Il suffit de se rendre dans des maisons de retraite et des maisons d’accueil spécialisées (MAS) pour s’en rendre compte.


2° Il faut être déterminé avant d’être autodéterminé dans cette société. Déterminé à être écouté, à être entendu, à être respecté et même à se faire soigner, juste pour que des droits fondamentaux et primordiaux soient efficients. Et je n’exagère pas. J’ai récemment été refoulé d’un cabinet d’ophtalmologues car la technologie a tellement évolué que les sièges ergonomiques, dernier cri, sont désormais fixés au sol, empêchant l’accès aux appareils, dernier cri, fixés eux au plafond, à toute personne en fauteuil roulant électrique !

3° La Prestation de compensation du handicap (PCH) est de plus en plus pressurée. Or, comment prétendre à l’autodétermination si la prestation est incongrue ? Si les salaires des professionnels sont indignes de leurs responsabilités et de leurs compétences ? Si les métiers du médico-social et du médical ne sont pas attractifs et dévalorisés ? Si les personnes handicapées, et âgées, n’ont pas les ressources suffisantes pour être autonomes ? Si les formations aux métiers du médico-social ne sont pas adaptées à l’évolution des mentalités, de la culture et des besoins réels sur le terrain ?

Assistanat


Quoi qu’on en dise, l’assistanat est et reste la norme pour prendre en charge les personnes handicapées ou âgées. Celui-ci reposant sur le faire et non l’être, le droit à l’autodétermination – ou à l’autonomie – c’est l’arbre qui cache la forêt, une forêt de précarités, de maltraitances et d’infractions à la loi. Partant, aussi alléchants et prometteurs soient-ils, les droits à l’autonomie ne sont que de la duplicité parce que les moyens et la volonté d’autonomiser ne sont toujours pas au rendez-vous.

Soyons lucides et honnêtes, l’assistanat est objectivement moins cher pour l’État que l’autonomie pour l’État, et les assistés sont plus faciles à manipuler par les professionnels de santé que les personnes autonomes. N’oublions pas non plus que le handicap est une affaire de conditionnement, de surprotection, de médicalisation et de dogmatisme. Hormis les intéressés eux-mêmes, qui a vraiment intérêt que les personnes handicapées soient pleinement autonomes ? Les établissements deviendraient ingérables, tout autant que les services d’accompagnement à la vie sociale (SAVS).

Il est plus aisé de clamer des convictions humanistes convenues et creuses, la main sur le cœur, que de respecter l’intégrité, la dignité et l’intimité des personnes que l’on accompagne. Évidemment, des professionnels le font avec sincérité, mais ils ne font pas le poids face au système qui les broie. J’en ai rencontré, surtout des femmes, admirables pots de terre contre le pot de fer. Combien ont jeté l’éponge, étouffées par l’omerta et la soumission au système de leurs collègues et de la direction, complices de cette exploitation cynique de son prochain ? Comment peut-on travailler dans des structures maltraitantes ? Prosaïquement, parce que soi-même on est dans une situation de précarité, on ne peut donc pas se payer le luxe d’avoir des états d’âme trop prononcés, au risque de perdre son emploi, ou parce qu’on a oublié d’être empathique.

Croit-on que c’est par hasard si les plus précaires sont pris en charge par d’autres précaires ? C’est l’esclavage moderne ou néolibéral. Et c’est très rentable pour les charognards de la finance.

D’aucuns s’offusquent, avec raison mais fallacieusement, des innombrables situations et cas de maltraitances ordinaires qui sévissent chaque jour sous nos latitudes, dans le médico-social, alors que tout est fait pour maintenir ce système délétère et immoral en l’état, par ceux qui s’offusquent. Dans une vidéo de InvestigationsEnquêtes, sur YouTube depuis le 11 février 2022, intitulée Maison de retraite : la loi du silence, Jan-Philippe Vinquant, inspecteur général de la cohésion sociale (IGCS), reconnaît que l’État fait le choix de ne pas investir davantage dans les maisons de retraite (à 40 mn), préférant subventionner des secteurs plus rentables. Les handicapés et les vieux n’ont pas la cote chez les capitalistes, l’humanisme n’est pas rentable.

L’État maltraite par procuration. Et l’autodétermination, c’est un cautère une jambe de bois dans un contexte relativement maltraitant.


Pourraient mieux faire


Liberté conditionnelle


En établissement, l’autodétermination, ce n’est pas faire ce que je veux, comme je veux, quand je veux, ce ne serait pas rentable pour les investisseurs qui attendent des dividendes à bon compte. En établissement, on se plie au règlement et aux chartes maison. C’est obscène mais, dès lors que vous rapportez des bénéfices aux lobbys, vous pouvez croupir dans des mouroirs pour handicapés et pour vieux, sans que cela ne les émeuvent. Avec la complicité des soignants et de la direction car qui ne dit mot, consent.

Autodétermination, vous avez dit autodétermination ? Il y a loin de la coupe aux lèvres dans les établissements médico-sociaux. Peut mieux faire, nettement mieux. Ce n’est pas fortuit si le sujet de la désinstitutionalisation est de plus en plus récurrent.

Toutefois, à la question : faut-il désinstitutionnaliser, je préfère : qu’adviendra-t-il des résidents conditionnés si on désinstitutionnalise ? Pour beaucoup, leur conditionnement est, je le crains, trop prégnant pour trouver les ressources indispensables afin d’être autonomes. En outre, est-il préférable de passer sous les fourches caudines des services prestataires ? Pas sûr du tout.

Nonobstant une maltraitance ordinaire, peut-on parler d’autodétermination si sa vie est rythmée et contingentée par le fonctionnement de l’établissement ? Vous êtes censé avoir des libertés et on vous reconnaît des droits imparfaitement ou pas respectés pour certains ? La vie en établissement, c’est du communautarisme conditionné et œcuménique, bridant et frustrant pour la majorité.


J’ai dénoncé nombre de pratiques maltraitantes vues lors de mes interventions dans des foyers de vie, décrites dans plusieurs de mes ouvrages, je ne vais donc pas m’y attarder. Néanmoins, peut-on me dire de quelle autodétermination on parle quand on enfreint des droits aussi élémentaires que le respect de l’intimité ? Pourquoi de tels comportements ? En raison de carences formatives ou d’un mimétisme pervers ?

Le médico-social n’est pas franchement réputé pour être un parangon d’autonomisation, ni un vecteur de libertés et de libération. Les relations d’interdépendance, entre aidant et aidé, y sont souvent insidieuses, quand ce n’est pas de subordination implicite. J’en veux pour preuve que l’on pénètre fréquemment dans la chambre d’un résident comme dans un moulin, sans frapper ni autorisation explicite d’entrer, omettant que c’est un lieu privé. De fait, le locataire n’a pas un véritable statut de sujet et de citoyen, il est d’abord handicapé dans ces esprits préformatés.

Tant que ces fonctionnements délétères perdureront, par défaut de conscientisation collective et individuelle, les droits des personnes en situation de handicap resteront chimériques et la liberté restera aussi relative que conditionnelle.


Liberté conditionnée

Dans un SAVS, l’autodétermination, ce n’est pas faire ce que je veux, quand je veux, comme je veux, ce serait un capharnaüm imaginable qui ne serait pas du goût des actionnaires. En SAVS, on subit les dysfonctionnements du service. Employés et clients sont presque logés à la même enseigne.

La personne vit chez elle mais dans quelles conditions ? Pour y végéter oisivement, tributaire des passages aléatoires d’auxiliaires de vie dont le temps d’intervention est compté ? Certes, ces personnes ont choisi cette existence conditionnée par les allées et venues de leurs aidants, mais à quel prix ? Car les auxiliaires de vie sont pour la plupart elles-mêmes en situation de précarité, sous-qualifiées, sous-payées et corvéables à souhait.

Tout le monde doit avoir du travail, tout le monde a besoin d’un minimum vital pour subsister, mais peut-on réduire les personnes handicapées ou âgées à un travail alimentaire ? Non ! Hélas, l’argent n’a pas d’odeur. Par ailleurs, il est essentiel que les auxiliaires de vie aient un minimum de bagage intellectuel afin que l’accompagnement soit efficient, d’autant plus que les personnes accompagnées ont pour la majorité un niveau scolaire très faible.

Le médico-social flirte allègrement avec l’indécence et l’impudence. Certains ne sont pas à une contradiction près, à l’instar de ces associations qui, une main sur le cœur, défendent (mollement) les « pauvres handicapés » et, l’autre enfoncée dans le portefeuille, gèrent des services d’aide à domicile, tout en justifiant une maltraitance ordinaire, normalisée par les habitudes. Tel ce service qui interdit aux auxiliaires de créer du lien avec la clientèle, au risque d’écoper d’un blâme et d’être changés de secteur ! Vous vivotez, esseulé toute la journée, et vous avez la chance de bien vous entendre avec un intervenant mais on ne trouve rien de mieux à faire que de le déplacer ! Le médico-social et le médical drainent les métiers les plus affectifs et, normalement, humanisants qui soient et on s’oppose à l’expression de l’affection entre un accompagné et son accompagnant ! Rien ne justifie une telle maltraitance.


Le prix de la liberté


C’est dans l’emploi direct que l’on s’approche le plus près possible d’une véritable autonomie.

En ce qui me concerne, je choisis les personnes que je recrute, je les forme, je fais les plannings, je planifie mes journées, je me douche quand je veux, je me lève et je me couche quand je veux, je licencie quand la relation est trop nocive, voire dangereuse pour ma santé et ma vie, je choisis mes repas, je sors et je rentre quand je veux. Corollairement, je choisis aussi mes frustrations. Personne ne me dicte ma vie, ne pense ni ne décide à ma place. Je suis aussi autonome que possible ; la. La précision est d’importance car, être en situation de handicap, implique d’être confronté à des contraintes et des limites spécifiques. Au demeurant, toute vie a ses sujétions et ses frustrations propres.


Ce sont des valeurs humanistes qui guident mes choix de vie non mes accompagnants. Ainsi, je ne me lève pas et je ne me couche pas à n’importe quelle heure, je tiens compte de la fatigabilité de mes accompagnants qui ont une journée de travail derrière eux, je programme les repas et je décide des menus, conscient qu’improvisation et handicap ne font pas bon ménage. Mon autodétermination est nourrie de pragmatisme, de raison, de logique, de respect et de tolérance ; si ce n’était pas le cas, elle serait invivable pour tout le monde.

L’autodétermination n’est pas un idéal, c’est une autolibération responsable. En l’occurrence, c’est celle d’une personne en situation de dépendance, si j’étais valide mon autonomie serait différente.

L’autodétermination a un prix. Elle exige des renoncements, des connaissances, des facultés et des compétences, qui font défaut à la plupart des personnes handicapées, par manque de culture et d’éducation ; merci l’assistanat !

In fine, l’emploi direct est malheureusement réservé à des privilégiés ou à une élite, si l’on préfère. Ce qui est désespérant et révoltant.



Formations inadaptées


On en parle de l’autodétermination, de l’autonomie et autres droits des personnes en situation de handicap. Pour sûr qu’on en parle, on s’en gargarise même, lors des formations. Comme on parle de gestes techniques, de droit du travail, des différents types de dépendance et de handicap. Mais, à mon sens, l’essentiel est absent ou abordé trop superficiellement. C’est ce que me confiaient les élèves que j’avais en cours. Pendant des années, j’ai entendu « Merci, on ne nous a jamais parlé de ça dans nos cours et aussi clairement, avant vous ». Durant la quinzaine d’années où j’ai exercé dans des écoles de formation aux métiers du médico-social, rien n’a évolué, si ce n’est à la marge.

Pourtant, cela fait des années que je plaide en faveur d’une réforme en profondeur de ces formations, car elles ne sont pas en adéquation avec l’évolution des mentalités, et de la société, et la maturation des personnes en situation de handicap.

On forme les esprits (et encore) mais pas les âmes. Sous couvert d’humanisme, on forme à l’assistanat les esclaves du médico-social. On ne leur demande pas de penser, encore moins d’avoir des états d’âme, on leur demande de faire du travail à la chaîne.


Éthique

Dans le médico-social, trop souvent, l’éthique est étique. En effet, peut-on parler d’éthique quand une auxiliaire de vie laisse, par dégoût ou flemme, son client dans la diarrhée jusqu’à l’arrivée de sa collègue, des heures plus tard ? Quand on vous douche en 7 minutes chrono ? Quand on refuse de déplacer votre main parce qu’on sait que vous allez en profiter pour vous masturber, une fois seul ? Vous ne valez rien ou pas grand-chose pour nombre de professionnels, si ce n’est le salaire que vous leur rapportez à la fin du mois. Mais ça ne gêne pas grand monde. La maltraitance est une pratique courante, normalisée depuis longtemps, depuis toujours probablement même.

Y a-t-il un module consacré à l’accompagnement sexuel et à la sexualité dans les formations ? Comment aborde-t-on, dans les cours, les sujets de la sexualité, de l’intimité, de l’intime et de la vie privée des personnes accompagnées ? Nombre d’élèves étaient mal à l’aise à l’idée d’être confrontés à des érections spontanées pendant la douche à d’une personne handicapée ou âgée, déplorant de ne pas être mis devant des faits concrets durant les cours, dès qu’il s’agit de sexualité et d’intimité.


Parle-t-on de la confusion des rôles, de ses dangers et de ses impacts potentiels ? Travaille-t-on sur les motivations des stagiaires à s’engager dans le médico-social ? Leur demande-t-on quel rapport ils entretiennent avec leur corps, la pudeur, leur intimité ou leur sexualité ?

Les réponses en disent long sur leurs réactions possibles face à certaines situations gênantes et déstabilisantes. Confortant l’urgence de mettre les élèves face à leurs limites, leurs idées reçues, leurs projections, leurs illusions et les répercussions éventuelles de leur impulsivité réactions ou de leur intolérance, sur les accompagnés. Leur faire prendre conscience de la portée de leurs actes ou non-actes, de leurs paroles, de leurs non-dits, sur l’équilibre psychique et nerveux des personnes accompagnées, sur leur confort moral et leur sentiment de sécurité, c’est prépondérant.

Toute formation devrait proposer un travail de conscientisation approfondie et sur les méfaits pervers de l’assistanat, donc sur l’intérêt d’autonomiser au maximum les personnes accompagnées.

Les écoles et les établissements médico-sociaux devraient mettre au-dessus de la porte d’entrée : Ne fais pas à autrui ce que tu n’aimerais pas qu’on te fasse. Tout est dit dans ce proverbe, vrai mantra.

Pour intégrer une personne, il faut reconnaître et défendre son intégrité. Il n’y a pas d’autonomie envisageable sans un respect intangible de l’intégrité, de la dignité et des libertés des personnes en situation de dépendance. On ne travaille pas pour leur bien, pour les aider, par charité ou que sais-je, on travaille avec elles, dans un esprit d’égalité et de complémentarité. Pas d’autonomie sans prise de risques a minima de la part des accompagnants et des accompagnés. Combien de professionnels sont prêts à sortir de leur zone de confort pour accéder à la demande d’un résident ?

Qui accompagne-t-on exactement ? Pourquoi accompagne-t-on ? Qu’est-ce qu’on attend de ce métier ? Jusqu’où est-on prêt à aller pour respecter les droits et les libertés des personnes sous sa responsabilité ?

Les bons sentiments ne font pas les bons accompagnants, pas plus que les bonnes intentions ne font les bonnes attentions.


Psychologie


Évoque-t-on les conséquences, sur les personnes handicapées, de l’incessante nécessité de devoir s’adapter aux énergies, aux tempéraments et aux cultures différentes, voire opposées, de la foultitude d’accompagnants qui vont jalonner leur existence ? Que sait-on de la lente et progressive érosion psychique et nerveuse des personnes en situation de dépendance constante inhérente à ce turnover, parfois inhumain, d’aidants professionnels ?

Cette érosion invisible et insidieuse se répercute inconsciemment sur la santé et l’équilibre psychique des personnes accompagnées. Ce n’est pas la maltraitance ordinaire qu’il faut craindre, c’est sa répétition. Il en va de même avec l’usure nerveuse et psychologique qui, insensiblement, révèle sa nocivité. On prend conscience du mal quand c’est trop tard, lorsqu’il est déjà bien enraciné.

Travailler sur ce symptôme, en formation, ne résoudra pas le problème de fond mais en être conscient permet de mieux l’appréhender. On ne peut pas empêcher l’émergence de ce symptôme spécifique aux personnes accompagnées à perpétuité ; elles n’en sont d’ailleurs pas toujours conscientes et capables de l’analyser. Il ne s’agit pas d’attendre des professionnels des miracles mais les compétences idoines afin de prévenir et soulager les tensions et les pressions inhérentes à une interdépendance oppressante et aléatoire. Cela nécessite d’avoir acquis un minimum d’outils préventifs dans leurs bagages de diplômés, et qu’ils soient un tant soit peu équilibrés eux-mêmes. C’est loin d’être le cas. Mais peut-on demander une telle qualification à des professionnels aussi mal rémunérés et considérés ?

Tant que tout sera fait pour que la doctrine de l’assistanat reste hégémonique, rien ne pourra évoluer dans le médico-social. Parce que c’est la seule doctrine qui accepte sans honte de prospérer sur le dos de la précarité et par le truchement d’un esclavage moderne drapé de vertu, tout en s’offusquant de tant de suspicion à son encontre.


On ne fera pas l’économie d’un suivi psychologique régulier des accompagnés et des accompagnants. Il est vital d’alléger la charge émotionnelle et nerveuse qui pèse sur les parties prenantes de l’accompagnement médico-social. A minima, il faudra que l’on comprenne tôt ou tard l’importance d’éduquer les personnes handicapées, car le niveau scolaire de la plupart est trop faible pour espérer acquérir une authentique autonomie.

On ne naît pas autonome, on le devient en se cultivant. L’autonomie est-elle proportionnelle au niveau de culture ?


Sémantique

Si l’on veut que les mentalités, les pratiques et les regards évoluent dans le médico-social, il est impératif d’enrichir les formations d’un module consacré à la sémantique. En effet, les mots justes entraînent des regards justes et des attitudes justes.

Je donne fréquemment en exemple le fait que je ne suis pas handicapé mais que j’ai un handicap. Dans la première occurrence, je suis réduit à mon handicap. Dans la seconde, le handicap est une particularité physiologique. Je ne suis pas mon handicap. Il ne me définit pas, il me singularise. Gorgés de préjugés, d’idées reçues et de projections, la majorité des gens ne voient que les inconvénients d’une telle situation, à commencer par les heureux porteurs d’un handicap eux-mêmes.

Avoir un handicap, non seulement, c’est plus valorisant que d’être handicapé mais, en plus, cela ouvre la porte à tous les possibles dans les esprits. Lorsqu’on a un handicap, on a une marge de progression proportionnelle à sa volonté de s’accomplir (cf. tout ce que j’ai fait dans ma vie, contre toute attente et en dépit du bon sens pour certains). Par conséquent, comment parler d’autonomie à quelqu’un qui est handicapé ? Être handicapé, c’est être résumé à un objet de soins, irresponsable et assisté.

Autre exemple : je veux être pris en compte, non pris en charge. L’approche n’est pas la même selon que l’on prend en compte ou que l’on prend en charge quelqu’un, ni l’impact psychologique. D’aucuns objecteront que c’est un détail, du chipotage, je répondrai que rien n’est anodin dans les rapports à son prochain. On s’habitue tellement facilement à enfermer l’autre dans des stéréotypes et à l’inférioriser, à le réduire à son apparence. A-t-on conscience de la portée de certains mots que nous utilisons fréquemment, sur nous et sur autrui ? A-t-on conscience de leurs effets stigmatisants implicites, quand ce n’est pas explicites et volontaires ? C’est délétère, cette propension à faire comprendre à des personnes qu’elles sont un poids, une anomalie, une anormalité. Je n’ai pas besoin que l’on compatisse à mon triste sort pour moi, je peux le faire moi-même, j’ai besoin que l’on tienne compte de mes choix de vie, de mes droits et qu’on me respecte.


Dernier exemple : je bénéficie d’un accompagnement médico-social assuré par des accompagnants, non d’un assistanat pris en charge par des auxiliaires de vie et autres professionnels du médico-social. Pour moi, le distinguo est essentiel, en raison de ce que sous-tend l’assistanat dans notre culture, de sa connotation infantilisante et surprotectrice. Combien de postulants ont voulu s’occuper de moi, me garder, m’aider ou me prendre en charge ? Avec une telle conception de la compensation, il est dur d’imaginer l’autre autrement qu’en pitoyable objet d’attention.

L’assistanat, c’est du Charity business judéo-chrétien qui cultive son misérabilisme débilitant pour mieux manipuler et exploiter la précarité humaine. On m’accompagne dans mon quotidien pour suppléer mes déficiences, dans un esprit d’égalité et de complémentarité. Tout peut se discuter dans un accompagnement digne de ce nom mais, in fine, en cas de désaccord, c’est l’accompagné qui a le dernier mot, car c’est sa vie. Dans l’assistanat, tout ne se discute pas, on subit plus que de raison.


Conclusion

L’autodétermination est une éthique de la liberté qui tient compte des droits et des limites de son prochain. On ne peut pas être autonome au détriment des autres. Partant, elle s’inscrit dans un processus d’émancipation intégratif et respectueux de son environnement social et culturel.

J’ai connu des professionnels du médico-social admirables, motivés, passionnés et désabusés autant que révoltés par leurs conditions de travail et la maltraitance ordinaire qu’ils sont amenés à infliger, aux dépens de leur éthique, sauf à démissionner. Il y a des directeurs d’établissements admirables et soucieux d’offrir le meilleur aux résidents, dans les limites de leurs moyens. Il y a des services prestataires attentifs aux besoins et au confort de leur clientèle et respectueux de leurs droits. Hélas, ils sont minoritaires et tributaires des moyens budgétaires à leur disposition. Se rajoutent à cela, compliquant et complexifiant les problèmes matériels, les répercussions directes ou indirectes de l’interdépendance sur des egos plus ou moins marqués, des humains à la psyché parfois fragile, des individualités aux personnalités parfois antagoniques.


L’accompagnement médico-social est une alchimie souvent détonante et toujours décapante. Ce n’est pas un idéal, c’est une aventure humaine, une expérience initiatrice ou destructrice.

L’accompagnement parfait n’existera jamais. Il faut être naïf et utopiste pour croire le contraire. Il est en revanche perfectible. Il est même très perfectible. La marge de réformation est substantielle. Cependant, le facteur humain est-il à la hauteur d’un tel défi humaniste et humanisant ?

Il s’agit d’être honnête avec soi-même, que l’on soit aidant ou cadre, et d’être honnête avec ceux que l’on accompagne. Il n’y a pas de fatalité, on ne peut pas prétendre travailler « pour leur bien » tout en clamant son impuissance et son innocence face aux infractions faites à leurs droits.

La surprotection est un déni d’humanité. L’infantilisation est un drame, comme le maternage.

Vous, professionnels, voulez-vous vraiment autonomiser les personnes que vous accompagnez, respecter leurs droits et être bientraitants ? Alors cessez de vous réfugier derrière le règlement, le manque de moyens, la loi, la pluie, le froid ou que sais-je d’autre. Osez reconnaître ouvertement vos peurs, les limites contractuelles et vos limites personnelles. Parlez d’humain à humain, d’égal à égal, pas de handicapé à sachant. Acceptez de négocier, d’avoir tort, de vous remettre en question, de prendre des risques pour respecter les droits et les libertés de ceux qui dépendent de vous.

Ouvrez la cage aux oiseaux, comme le chante Pierre Perret. Vous verrez comme c’est beau. J’ai appris qu’impossible ça n’existe pas. La seule question qui vaille, c’est : « Est-ce normal d’entraver la liberté de cette personne, alors que je fais la même chose chez moi, après mon travail ? »

On pourra parler d’autonomie et d’autodétermination, quand il y aura une volonté consensuelle, affichée et déterminée, de donner sens à ces concepts libérateurs, en les faisant passer du mythe à la réalité. Ce qui n’est pas près d’arriver.


J’en veux pour preuve que l’État maintient sciemment et cyniquement les personnes « handicapées » sous assistance, en dépit du bon sens. Comment expliquer qu’il discourt sur l’inclusion et encourage les personnes en situation de handicap à travailler et que, dans le même temps, il persiste à indexer le fruit de ce travail, en l’occurrence la pension de retraite, sur l’AAH, donnant le sentiment d’une injustice sociale et d’une exploitation éhontée ? En effet, si on travaille, c’est pour a minima arrondir les fins de mois et, incidemment, sa retraite. Cela semble tellement logique. Sauf pour l’État qui, depuis des années, chapeaute une arnaque à la retraite de certaines personnes handicapées. Celles qui ont besoin de l’AAH pour vivre, bien qu’ayant travaillé. Ainsi, en ce qui me concerne ce minima social est actuellement d’un peu plus de 950 € et ma retraite est d’une centaine d’euros mais, dans l’état actuel de la législation, les deux ne s’additionnent pas, on soustrait la pension de l’allocation, donnant le sentiment d’avoir travaillé pour rien et que d’aucuns ne souhaitent pas vraiment l’autonomie ou l’autodétermination des personnes handicapées, ils les préfèrent sous assistanat. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres.

Si l’on voulait réellement faire de l’autonomie un droit, on aurait depuis longtemps réformé les minima sociaux, les formations aux métiers du médico-social et le fonctionnement des établissements médico-sociaux.

Marcel Nuss



N.B. : article paru dans La Nouvelle Revue de septembre 2022






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