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Nous ne sommes pas des objets de soins




Introduction


J’ai derrière moi des décennies d’expérience dans le médico-social, étant passé du Moyen Âge à une modernité poussive et boursouflée. Dans ma jeunesse, j’ai dégusté les joies indicibles de la prise en charge (plus ou moins) maltraitante, avant de connaître, adulte, une progressive prise en compte (plus ou moins) bientraitante. Comble de l’ironie, dans le médico-social, on manque d’adaptabilité par commodité ou par paresse intellectuelle. D’autant que l’on aime se protéger derrière une autorité supérieure plutôt que de prendre ses responsabilités.

Dans un microcosme où l’on n’aime guère prendre (trop) de risques, l’autonomie est une conquête de tous les instants. Alors qu’elle devrait être un acquis naturel, c’est au contraire la source de luttes permanentes pour la reconnaissance de droits élémentaires. Cette lutte se heurte à deux facteurs : le misérabilisme et la médicalisation. Autant dire que c’est le pot de terre contre le pot de fer, le « handicapé » contre les (présumés) sachants.

L’assistanat garde encore et toujours la mainmise dans le médico-social. La rhétorique évolutionniste ne trompe personne, elle fait juste plaisir à ceux qui s’en gaussent. On change de vocabulaire et de concepts mais pas véritablement de pratiques. Autonomie, intégration, insertion, autodétermination, inclusion, respect des droits, de l’intimité, du libre choix, de la sexualité ou du libre arbitre des personnes accompagnées, ce sont des mots redondants, de la poudre aux yeux, plutôt qu’une réalité tangible. Des mots pleins de bonnes intentions, de bonne volonté et d’éloquence, capables de vendre de l’espoir ou l’assurance de jours meilleurs, en établissement ou à domicile.

Le tout sous l’égide, implicite ou explicite, de l’autorité médicale. Voici un exemple symptomatique, parmi d’autres, des perversions de la médicalisation dans le champ du médico-social : la délégation des gestes de soins, elle est très significative de cette dérive sociale et sociétale anxiogène où on se préserve de tout et de rien.


Évolution en trompe-l’œil


Le décret n° 99 – 426 du 27 mai 1999 a été pensé pour soulager les infirmières et permettre aux auxiliaires de vie d’aspirer, pas pour offrir davantage d’autonomie et de confort, voire de sécurité, aux personnes dépendantes. Il autorise à faire des aspirations endotrachéales après avoir suivi une formation, précisant que « les aspirations endotrachéales ne peuvent être pratiquées chez des malades trachéotomisés depuis plus de trois semaines, dont l’état ne justifie pas leur admission dans un établissement sanitaire et qui ne peuvent, en raison d’affections invalidantes chroniques, assurer eux-mêmes ce geste d’urgence nécessaire à leur survie immédiate, que sur prescription médicale, précisant en particulier le modèle de sonde d’aspiration pouvant être utilisée et, en l’absence d’infirmier, par des personnes ayant validées une formation spécifique définie par arrêté du ministre chargé de la santé ».

On y parle de « malades » et de prescription médicale, stipulant qu’ils vivent à domicile (« dont l’état ne justifie pas leur admission dans un établissement sanitaire »), délimitant clairement le champ d’intervention et les responsabilités. Partant, ce décret impose la création d’une usine à gaz, incohérente, astreignante et inutilement coûteuse. Il est typique des décrets et autres circulaires pondus par un aréopage de technocrates, de bureaucrates et autres spécialistes ad hoc, déconnectés de la réalité et des contingences du quotidien.

Pour écrire ce décret, il y avait des sachants de tous bords mais nulle personne concernée et experte dans ce sujet spécifique. Et il faut être de sacrés sachants psychorigides pour imaginer une formation de cinq jours pour apprendre à faire des aspirations endotrachéales.

Tous mes accompagnants apprennent à aspirer en une après-midi ! On n’en a rien à cirer d’enseigner l’anatomie de la trachée et des bronches, les aidants n’en sont d’ailleurs pas demandeurs. Une fois le geste et les règles d’hygiène bien compris, l’expérience fait le reste. Au demeurant, c’est une hérésie d’enseigner une technique standardisée pour les aspirations, il faut que la formation soit individualisée pour être idéalement adaptée à chaque personne trachéotomisée. Il n’est pas non plus besoin d’avoir bac+5 pour correctement aspirer, il suffit d’avoir du bon sens et d’être concentré. Il en va de même pour le changement de canule. Nombre d’infirmières, notamment en libéral, sont incapables de changer une canule, alors que tous mes accompagnants, depuis 2002, ont été formés à pratiquer cet acte.

Mais tout ce qui relève du médico-social étant médicalisé, il faut donc protéger ses arrières, quitte à surprotéger les "fragiles" en les infantilisant et en les maternants. On met des garde-fous en dépit du bon sens, au risque de compliquer la vie de tout le monde. C’est ce que j’appelle de la liberté conditionnelle et conditionnée à la sauce médico-sociale que l’on impose.

En attendant, mes accompagnants, dont la majorité n’a jamais exercé dans le médico-social, m’ont plusieurs fois sauvé la vie, preuve que ma façon de former est efficace et logique. Point besoin de trois jours de théories et de deux jours de pratiques qui coûtent la peau des fesses. L’essentiel, c’est l’expertise des personnes concernées et leurs ressentis. Quelle vexation, quel crime de lèse-majesté, qu’un handicapé dame le pion à des personnalités autorisées et surdiplômées.


C’est une autre affaire avec la délégation des gestes de soin (L. 1111-6-1 du code de la Santé Publique), inscrite dans la loi du 11 février 2010.


J’avais fondé la Coordination Handicaps et Autonomie (CHA) en 2002, la première association, et la seule à ce jour, spécialisée dans le soutien aux personnes en situation de grande dépendance et leur famille. Elle est gérée par un bureau uniquement composé de membres concernés directement ou indirectement par la grande dépendance physique, et expertes de leur handicap.

Dès l’automne 2002, nous avons été en première ligne dans les concertations menées avec le nouveau gouvernement en place autour de la future loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, devenant progressivement des interlocuteurs reconnus et même craints en raison de notre compétence et de notre détermination. Nous étions d’ailleurs des interlocuteurs privilégiés dès que cela concernait la grande dépendance.

Nous avons ainsi obtenu l’insertion de la délégation des gestes de soin dans la loi, alors qu’elle n’était pas prévue à l’origine, participant à son élaboration et à son écriture. Il est vrai que, depuis que j’avais obtenu de haute lutte la création de ce qui devint la PCH en 2005, j’avais droit à une oreille attentive dans certains ministères.

Nous voulions que le texte soit pensé avec nous et non sans nous, comme cela avait toujours été l’habitude jusqu’alors. Du reste, 2002 est un tournant majeur dans la prise en compte de la parole des personnes dites « handicapées » par les politiques et les pouvoirs publics, il reste néanmoins encore beaucoup à faire dans ce domaine. À l’époque, des personnes « autrement capables » ont été entendues et respectées en raison de leurs connaissances des dossiers et de leur réputation de redoutables négociateurs.

Et on voit la différence dans la formulation et la philosophie du texte comparativement à celui de 1999. On ne parle plus de malade mais d’autonomie et de choix. C’est désormais la personne en situation de handicap qui est au centre du dispositif et en est responsable. Ce qui est croquignolet, c’est que cela dérangea certains qui perdaient de leur pouvoir. C’est peut-être toujours le cas ?


Mes quatre premiers accompagnants furent formés à l’aspiration endotrachéale, au changement de canule et à l’entretien des respirateurs et des aspirateurs de mucosités par mon ex-femme (qui était infirmière), juste avant notre séparation. Les autres, depuis vingt ans, ont été formés par un ou une collègue ayant des capacités de formateur, et l’attestation est établie par le médecin traitant.

Je n’ai jamais appliqué le décret de 1999. Pourquoi faire ? Creuser inutilement le trou de la sécu ? Décourager les postulants avec cette formation fastidieuse et inadaptée ? Pourquoi la pratique des aspirations endotrachéales n’avait -elle longtemps été autorisée qu’aux intervenants à domicile et non en foyer médico-social et en service prestataire ? Pourquoi n’a-t-on jamais introduit l’obligation de former à l’entretien des respirateurs et des aspirateurs (stérilisation, changement des circuits, paramétrage, etc.) ? C’est pourtant vital.


Je suis une personne responsable, donc je prends mes responsabilités en toute lucidité. Et j’assume mes choix. Je n’ai pas besoin d’un médecin pour encadrer mon existence, ni d’une infirmière pour faire mes soins basiques et récurrents. Cette indépendance est confortable et précieuse, à condition bien évidemment de ne pas être un angoissé du bulbe.


Rien n’est plus stupide que la hiérarchisation et la catégorisation perpétuelles dans le milieu de travail. On préfère préserver des chasses gardées nonsensiques et onéreuses plutôt que de partager le savoir et de faire confiance à la complémentarité, aux capacités et motivations des gens.

Depuis quelques temps, plutôt que d’aller vers la simplification et la responsabilisation, Ubu s’invite chez Kafka : les malades – pour le coup ce sont bien des malades (consentants) – se rendent gentiment à l’hôpital pour faire changer leur canule une fois par mois ! Médicalisation, vous avez dit médicalisation ? Et en plus, ils sont contents les malades, ça leur fait une sortie aux malades. Et une rente mensuelle garantie aux hôpitaux qui sont payés à l’acte. Vous avez dit autonomie ? On en reparlera dans quelques générations, à ce rythme-là. C’est tellement confortable (en apparence du moins) et tellement simple d’être pris en charge, cela évite de se poser les bonnes questions, celles qui dérangent. Et s’il faut changer la canule en urgence (ce qui m’est arrivé plusieurs fois), c’est direction les urgences, à condition que le SAMU arrive à temps, tandis que mes accompagnants peuvent la changer en pleine nuit si c’est nécessaire.

Il ne s’agit pas de prétendre que mon système est exemplaire, il s’agit simplement de partager mon expérience spécifique qui montre qu’il est possible d’être autonome en toute sécurité, à condition de s’assumer et d’être encouragé dans ce sens. Certes, ce n’est pas donné à toutes les personnes en situation de handicap, parce que c’est une question de capacités, de confiance en soi et d’encouragement à l’émancipation.


La médicalisation dans le médico-social est nocive, déshumanisante et mortifère. La délégation des gestes de soin n’est qu’un exemple parmi d’autres des effets pervers de cette médicalisation, où la surprotection est une dépossession pernicieuse de l’être, dès lors que ce n’est pas la personne concernée qui gère librement son existence.

En fait, les deux mamelles du médico-social, ce sont la médicalisation et la morale. Les deux vous transforment un être humain en légumes dévitalisés et désincarnés.

Conclusion


Jamais je n’aurais pu vivre la vie que j’ai vécue si j’avais écouté les oracles « hippocratiques » et autres diagnostics de sachants infatués. Jamais je n’aurais pu faire tout ce que j’ai fait si je m’étais laissé enfermer dans le fatalisme désespérément pessimiste et nihiliste du médico-social. Mais est-ce vraiment surprenant alors que la médecine focalise sur les incapacités ? D’où l’influence néfaste de celle-ci sur un médico-social qui devrait être pensé et abordé autrement. Handicapée ou non, la vie appartient à son propriétaire, il en fait ce qu’il veut dès lors qu’il a toutes ses facultés cognitives et son libre arbitre. Partant, je me suis approprié ma vie, en prenant une autre route que celle que l’on voulait m’imposer au prétexte d’incapabilité et de vulnérabilité.



Le médico-social ne peut guère évoluer de façon probante tant que le médical et la morale primeront sur l’émancipation, la surprotection sur l’autonomisation.

L’enfumage conceptuel, philosophique, théorique et scientifique, qui est censé justifié des pratiques désuètes, voire maltraitantes, ne trompe plus grand monde désormais. La rhétorique emphatique des sachants, qui opposent leur savoir à toute tentative de libération de leurs fallacieux rets, ne fait trembler que ceux qui préfèrent être des assistés plutôt que de s’assumer.


Un handicap, ce n’est pas une maladie, c’est une spécificité. J’aurais pu naître noir, asiatique, obèse, hermaphrodite, ou que sais-je, mes gènes ont décidé que je naîtrai plurihandicapé. Or, dans nos sociétés, être humain, c’est d’abord une question d’apparence, de différence et de différenciation. Si on enferme cette différence, en la réduisant à sa plus simple expression, en l’occurrence la dépendance physique, la tentation de la prendre en charge est tellement tentante, la marginalisant par la même occasion. Or, il n’y a pas d’humanisme sans prise en compte, ni de vie sans prise de risque.


Je suis malade d’une insuffisance cardiaque évolutive depuis deux ans, je ne suis pas malade de mon handicap (il ne m’a jamais empêché de vivre ni de me réaliser). Je suis malade en raison des affections symptomatiques qui éclosent avec la dégénérescence progressive de mon métabolisme du fait du vieillissement.

Certes, un handicap fragilise et affaiblit plus vite son porteur que la moyenne des Homo sapiens, le rendant plus vulnérables, donc plus sujet à des maladies que la norme. Je me sens d’ailleurs malade lorsque j’ai une infection virale ou microbienne, à l’instar de tout un chacun.


Aujourd’hui, je sais que je suis malade à cause de la batterie de médicaments que je dois ingurgiter au quotidien, des douleurs et autres indispositions pénibles qui m’invalident et m’épuisent, comparativement à l’époque où j’étais actif et sans médicaments. À mes limites originelles, ce sont ajoutées des incapacités et des pathologies nécessitant un suivi médical constant et régulier. Je suis malade car je suis très amoindri et tributaire désormais de mon corps en déclin.

En outre, je ne suis pas hypocondriaque, c’est une dépendance que je ne connais pas. Je me contente d’être à l’écoute de mon corps, de mes ressentis et d’en tenir compte pour être le plus réactif possible, le cas échéant.


La médicalisation contribue à rendre malade bien plus qu’à donner de l’assurance et du bien-être aux personnes qu’elle prend en charge. C’est une perversion fallacieuse et addictive, faussement sécurisante pour les plus naïfs. La médicalisation est une stigmatisation sournoise de l’être, une anormalisation de l’autre, le vulnérable. Je m’en suis toujours méfié comme des religions, à force d’avoir été traité comme un objet de soins.


L’évolution des pratiques dans le médico-social passe par une réelle distanciation avec la médicalisation. Mais trop de pouvoirs, d’intérêts partisans et de préjugés culturels sont en jeu pour espérer une remise en question rapide et en profondeur de cette hégémonie médicale et morale.

Encore faudrait-il une volonté consensuelle pour amener à une réelle conscientisation et à un changement de cap. La médicalisation comme l’assistanat arrangent trop de monde pour être aisément remis en question. Et puis, pourquoi se bouger, alors que la plupart des handicapés subit docilement cet état de fait ?


Tout le monde n’est pas Marcel Nuss. Heureusement pour les uns, malheureusement pour les autres. 😉

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