top of page

Le bonheur handicapé?


Marcel Nuss

Dans une étude, commandée par le Conseil National Consultatif des Droits de l’Homme (CNCDH) sur les représentations et les préjugés, on apprend que 64 % des sondés estiment qu’il est impossible d’être heureux lorsque l’on a un handicap. À coup sûr, ces braves gens n’ont pas lu « Je ne suis pas une apparence », sinon ils ne seraient pas 64 % à avoir une opinion aussi négative des personnes en situation de handicap.



... je risquais de choquer les gens en ville

Indéniablement, en soixante-dix ans, les mentalités n’ont guère évolué à propos des personnes dites handicapées. Les regards sont encore et toujours, au mieux, compassionnels et, au pire, stigmatisants. Je me souviens du temps lointain où j’étais le «pauvre petit Marcel» pour les vieux de mon village, puis, au choix, j’ai eu droit aux signes de croix sur mon passage, à un professeur de médecine me demandant de ne pas quitter l’enceinte de l’hôpital parce que je risquais de choquer les gens en ville, à une lilloise disant qu’il faut me tuer, un vigile disant qu’il faut me piquer, à une parisienne glorifiant mes stigmates christiques en pleine rue. Combien de fois n’ai-je entendu que je suis courageux, que mes compagnes sont courageuses, qu’on préférerait mourir que d’avoir un handicap (tel que le mien), que j’ai beaucoup de chance d’être en couple, que je ne pourrai jamais travailler, que je suis irresponsable de faire des enfants ou d’oser affronter l’État afin d’obtenir davantage d’autonomie, qu’il est impossible d’avoir de l’autorité dans mon état. Bref, que je ferais mieux de rester à ma place d’handicapé.


C’est anormal d’être dissemblable dans une société où la majorité se persuade d’être normale. Mais la normalité est une chimère, une illusion d’optique. Tout n’est qu’apparences, voire faux-semblants. Chacun projette sur son voisin, chacun se représente l’autre à travers le prisme trompeur de ses préjugés et de ses peurs.

Comment, par conséquent, être étonné par la conception de la vie et du bonheur de 64 % des sondés. La plupart des Français ont-ils la même vision cauchemardesque du handicap ? Si c’est le cas, pauvre humanité. Car il est fort à craindre que les susdits 64 % de fatalistes se démènent au quotidien avec un handicap invisible. Du genre dépression, alcoolisme, angoisses diverses et variées, solitude, mélancolie, etc. Ça n’existe pas des humains sans handicap. Les handicaps invisibles sont bien plus délétères que les handicaps visibles, étant donné que l’on ne peut pas se voiler la face et refouler de tels stigmates.


Il faut toutefois reconnaître que c’est très usant d’avoir un handicap dans une société discriminante à l’encontre de toute « anormalité », en l’occurrence les handicaps. Et que c’est le comble de l’absurde de devoir, sa vie durant, justifier de la valeur et de l’intérêt de son existence, de sa valeur et de ses facultés. De devoir sans cesse ramer à contre-courant des charitables pythies de mauvais augure. Les angoissés de la vie sont péremptoires. Ils cultivent les avis tranchés sur ce qu’ils ne comprennent pas, ce qui dépasse leur entendement et qu’ils rejettent plutôt que d’essayer de l’appréhender sous un autre jour. Il n’y a pas d’humanisme et de tolérance sans remises en question régulières.

Ces réactions viscérales et ataviques ne sont-elles pas le symptôme d’un manque d’éducation sociale, civique et scientifique ?

La peur de l’autre, du différent, de l’étranger autant que de l’étrange, est insidieusement inoculée dès la prime enfance. Dès l’adolescence, on est perclus d’idées reçues, d’a priori, de jugements lapidaires, d’approximations, afin de mieux oublier que le pire danger pour l’humain, c’est lui-même. Son manque de discernement, de recul, d’empathie, de mansuétude et d’ouverture d’esprit à l’égard de son prochain et de soi-même.

Je suis heureux, je suis libre, je suis vivant

Le bonheur est partout et à tout le monde, sans exception. Le bonheur, comme la liberté d’ailleurs, est un état d’esprit. C’est un regard humble et indulgent posé sur la vie, sa vie et le monde environnant. Un monde dans lequel les personnes en situation de handicap sont apparemment incompatibles, et même antinomiques, avec nos sociétés prétendument modernes, alors qu’elles sont esclaves de l’immédiateté et de la rentabilité, hyper-tributaires de progrès technologiques anxiogènes et addictifs. Bien plus dépendantes que moi de mon handicap, contrairement aux apparences.

Je suis heureux, je suis libre, je suis vivant, car ma vie a du sens, le sens que j’ai voulu lui donner. Il ne suffit pas d’être valide pour prétendre au heureux, loin s’en faut. Si c’était vrai, cela se saurait depuis longtemps. Ce n’est pas le handicap le problème, le problème c’est ce que la société et l’État en font ou n’en font pas. Ce n’est pas le handicap le problème, ce sont les surhandicaps induits par des sociétés exclusives, contrairement aux discours pompeux et lénifiants qu’on nous rabâche à longueur d’année.

Le bonheur est une philosophie, un art de vivre

Je ne souhaite à personne d’avoir mon handicap, car il faut certaines ressources et capacités pour espérer construire patiemment la vie que j’ai eue, et que des valides convaincus d’être normaux m’ont ouvertement envié. Je ne regrette rien, n’en déplaise aux 64 % de pessimistes discriminants, de gens à la vision étriquée de la vie. Par parenthèse, je n’ai jamais envié personne ni la vie de personne, alors qu’il paraît que je ne peux pas être heureux et épanoui.

Le bonheur est une philosophie, un art de vivre à la portée de tout un chacun, il suffit de s’en donner les moyens, de changer son regard sur soi, sur la vie et sur les autres. Certes, cela nécessite de faire un travail sur soi, de se remettre en question, d’avoir un esprit positif et de relativiser en toute circonstance.


Une vie avec un handicap n’est pas simple, plus ou moins frustrante et douloureuse, mais aucune vie n’est simple et sans frustration, aucune. Combien de valides ai-je rencontrés traînant leur spleen, ployant sous le fardeau de leur non-existence ou de leur illusion d’existence ? La vie idéale n’existe pas, pas plus qu’une vie parfaite, en revanche toute vie est perfectible. À condition de lui trouver du sens.


Dans tous les cas, il reste du chemin à parcourir pour aboutir à une société authentiquement inclusive et respectueuse des différences, de toutes les différences. Cela commence, de mon point de vue, par un changement de paradigme et de regard des personnes « handicapées » sur elles-mêmes. Il suffit de se rendre sur Facebook pour constater qu’il y a du pain sur la planche en la matière. Tout ce misérabilisme, cette autoflagellation, ce fatalisme, cette résignation, cette amertume, cette victimisation, qui suintent ad nauseam de posts plaintifs à longueur de journée, oubliant que le bonheur se niche dans les plus petits détails parfois, qu’il se cultive assidûment et se mérite d’une certaine façon. En attendant, ce défaitisme ne peut que conforter les 64 % dans leur appréhension du handicap.


Le bonheur n'est pas réservé à certains... il est sans préjugé ni frontières...

Ma vie m’appartient. Ce que j’en fais ou pas ne dépend que de moi. Nous avons tous les moyens et les opportunités afin d’être heureux, quelle que soit notre condition de vie. Le bonheur n’est pas réservé à certains. Comme l’amour et le désir, il est sans préjugé ni frontière, n’en déplaise à 64 % de citoyens en mal d’humanité ou de vie, peut-être ?

Tous mes vœux de bonheur donc.


Marcel Nuss



1 196 vues2 commentaires

Posts récents

Voir tout

AESH

Le sexe et la mort

Plaidoyer pour la liberté de choisir Préambule En 1987, chez Odile Jacob, le généticien et anthropologue Jacques Ruffié avait publié Le sexe et la mort, et en 2014, aux éditions du Livre de Poche, le

bottom of page