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Je suis un assisté !




État des lieux

On ne naît pas handicapé, on le devient. Comme on ne naît pas assisté, on le devient aussi. On endosse cette « imago » en raison d’un insidieux conditionnement affectif et culturel et d’une marginalisation implicites et rampantes. À défaut de délit de faciès, c’est un délit d’apparence qui fait office de discrimination stigmatisante ou de stigmatisation discriminante. On reste handicapé assisté ou assisté handicapé à vie, tant la prégnance psychologique est profonde.

C’est le résultat d’un endoctrinement socioculturel sournois qui résulte d’un surprotectionnisme délétère et d’une pression administrative fréquemment abusive. C’est du déterminisme excluant. Partant, fatalement, on est réduit et condamné à porter stoïquement ses stigmates et à dépendre d’une charité ambiguë, comme en leur temps d’autres portaient courageusement leur croix.

Dans ce contexte, le courage est l’alpha et l’oméga de tout handicapé assisté qui se respecte. On lui souhaite « bon courage » à tout bout de champ en guise de mantra d’encouragement, faute d’être capable de s’investir sans préjuger des capacités desdits « assistés chroniques ».

Ce misérabilisme est daté, néfaste et contre-productif pour tout le monde. Cependant, il perdure dans les esprits, contrairement à ce que l’on pourrait penser en écoutant la rhétorique de gens n’ayant jamais vécu en situation de dépendance. Certes, il n’est pas indispensable d’être « en situation de » pour éprouver de l’empathie à l’égard des populations défavorisées que l’on étudie ou accompagne, il est en revanche impossible de théoriser leur vie sans une réelle inclusion et implication de ces personnes.


Il n’y a pas de solution idéale. Même moi, pourtant habitué aux chausse-trappes administratives et médico-sociales, je ne cesse de découvrir l’ampleur du défi qu’il faut relever sans cesse afin d’accéder à une véritable reconnaissance sociale et mener à bien la quête identitaire ; c’est-à-dire acquérir un statut non-discriminant. Il faut bien admettre que cela semble une gageure, une utopie irréaliste. Pour que j’en arrive à un tel constat, c’est que le problème est vraiment sérieux, voire désespérant.


Politique discriminante

Lorsqu’on a un handicap, plus exactement lorsqu’on est en situation de dépendance, sous couvert de solidarité, tout est insidieusement fait pour que l’on n’oublie pas qu’on est redevable de la charité étatique. Comme toujours, sur le papier, c’est généreux a priori mais pervers a posteriori. Parce que si, pour le législateur « les minima sociaux visent à assurer un revenu minimal à une personne (ou à sa famille) en situation de précarité. Ces prestations sont non contributives, c'est-à-dire versées sans contrepartie de cotisations (définition INSEE) », ces prestations sont si étriquées et conditionnées qu’il est à peine possible d’en survivre.

En effet, étant attribuées sous condition de ressources, ce sont de stressantes épées de Damoclès, humiliantes de surcroît. La Nation veut bien être solidaire mais a minima, car point trop n’en faut. Qui peut vivre avec le Revenu de solidarité active (RSA) – tu parles d’une solidarité qui s’active surtout à vous détruire moralement et socialement ? Les bénéficiaires sont considérés comme des assistés qui préfèrent se satisfaire de leur allocation de misère plutôt que de travailler. Il en va différemment avec l’Allocation aux adultes handicapés (AAH) : on est surchargé de commisération et, in fine, si le résultat est néanmoins identique : on est un assisté mais un pauvre assisté frappé par la malchance ; car il y a discrimination et discrimination.

Bien sûr, c’est très charitable et plein de bonnes et sincères intentions démocratiques de la part du législateur mais mal pensé, inabouti – on ne le dira jamais assez, rien n’est plus préjudiciable que l’entre-soi des « sachants » de la haute administration déconnectés de la réalité du terrain.

Quoi qu’il en soit, les minima sociaux ne sont pas adaptés à l’évolution culturelle et sociétale. Ils sont de pervers générateurs d’injustices et de précarité. Et la prestation, censée être inspirée par un sens citoyen de la solidarité et de l’humanisme, a des effets nocifs qui se concrétisent par de la stigmatisation, donc de la marginalisation, voire de l’exclusion, donc de la souffrance.

Les minima sociaux sont non seulement des facteurs d’inégalités et de paupérisation mais, en sus, ils amènent de nombreux bénéficiaires à frauder et à mentir pour ne pas être pénalisés par ce système inique. En effet, il a souvent un impact aux antipodes de celui escompté. Partant, ils sont contre-productifs.

En effet, comment inciter des personnes à chercher un emploi alors que leur maigre pécule est sous condition de ressources ? D’autant que, à de rares exceptions près, on vous propose des emplois à perte. Ainsi, si on bénéficie de l’AAH, entrer dans la vie active, cela signifie ne pas dépasser un plafond au-delà duquel l’allocation est progressivement et rapidement réduite, jusqu’à être suspendue.

Premier exemple : pour un salaire mensuel de 580 € (temps partiel à cause de la fatigabilité et autres contingences relatives au handicap), l’AAH passe de 956,85 à 795 €, ce qui fait une perte de 161 €, son calcul étant dégressif. De ce fait, au lieu de pouvoir compter sur 1536,85 € de revenus mensuels, la personne doit se contenter de 1375 €. Ce qui représente un gain somme toute minime au regard des efforts fournis. Pourtant, 580 €, ce n’est pas l’eldorado. Combien de potentiels travailleurs handicapés sont dissuadés ? Car, que reste-t-il de son maigre pécule une fois défalqués les charges et autres frais, notamment de carburant ? Le rapport qualité/prix n’y est pas, par conséquent autant rester un assisté.

Deuxième exemple : comme je l’ai déjà évoqué dans une précédente chronique, j’ai travaillé plus de 20 ans par intermittence, faisant régulièrement 25 000 km par an, pour une retraite de 120 € par mois environ. Sauf que les pensions de retraite sont prises en compte dans le calcul de l’AAH et entièrement déduite de celle-ci, aussi ridicule soient-elles. Partant, je suis condamné à me satisfaire d’une AAH à taux plein, c’est-à-dire 956 €. Quand l’addition de l’AAH et de mes petites pensions m’auraient permis de vivre avec 1070 € par mois, c’est trop ? Toutes les personnes tributaires de minima sociaux sont logées à la même enseigne.

Dès lors, ils ne sont pas incitatifs, bien au contraire. Ils encouragent à se contenter d’une précarité « apprivoisée » plutôt que de s’échiner en vain ; à se contenter et non à se complaire dans des conditions de vie imposées par le système, tout en étant dénigrés et fustigés par les idéologues néolibéraux. Cette paupérisation n’est pas fortuite, elle est le résultat de politiques cyniques au service du Capital à tout prix, y compris la précarisation et l’exploitation du peuple.


Boucs émissaires

Avec les minima sociaux, on vous rabaisse insidieusement, voire on vous humilie froidement. Plutôt que de vous valoriser, on vous décourage plutôt que de vous encourager, parce qu’on est redevables de la charité étatique. Non seulement on est condamné par le système à la précarité mais, en outre, on fait office de bouc émissaire idéal pour noyer des faillites politiques d’élus incapables de changer de disque, de se remettre en question, des idéologues radicaux de droite et même sociaux-démocrates. Des édiles tels qu’Éric Ciotti et Laurent Wauquiez ne manquent pas une occasion pour fustiger les assistés, tout en détournant des fonds publics, l’un afin de payer des salaires à sa désormais ex-femme, l’autre pour organiser de somptueux banquets à 100 000 € chacun ! À bien y regarder, qui sont les vrais assistés ? Et Emmanuel Macron et son « il suffit de traverser la rue », Bruno Le Maire ou Manuel Valls, pour ne citer que ces trois-là, participent allègrement et cyniquement à la stigmatisation des plus précaires. Tous ces gens ne sont pas impactés par les politiques inégalitaires qu’ils imposent au profit des nantis.

L’assisté est l’idiot utile d’une démocratie libérale autoritariste.

Je me suis démené pour me défaire de cette image misérabiliste et déshumanisante. Je me souviens de mon père se retrouvant au chômage dans les années 1970, ça l’avait profondément meurtri et marqué à vie. De surcroît, ce fut très humiliant pour lui de devoir accepter un travail bien moins intéressant et bien moins rémunéré. Il avait refusé d’être un assisté, mais à quel prix ? La valeur travail est totalement dévoyée par un productivisme dégénéré. D’ailleurs, le fait qu’on ne reconnaisse pas le bénévolat comme un travail est très symptomatique, comme si, dès lors qu’il n’y a pas de salaire, c’est juste passe-temps altruiste. Partant, une personne tributaire du RSA, qui fait du bénévolat, reste malgré tout une assistée aux yeux de la société. C’est la valeur travail qui est non-sensique et absurde.


J’ai tout essayé pour me dégager définitivement de l’image implicite ou explicite d’assisté. Certes, j’ai réussi à être autonome, à travailler et à être socialement reconnu. Pourtant, paradoxalement, au bout du compte, je reste administrativement un assisté ; on me le rappelle régulièrement par des chicaneries mercantiles. Dès que l’on bénéficie d’une allocation (AAH) et/ou d’une prestation (PCH), on est, en général, catalogué comme assisté, et on fait automatiquement partie de la caste des intouchables occidentaux. Comment pourrait-il en être autrement puisqu’une suspicion aprioristique plane sans cesse au-dessus des prétendus « incapables ». Il faut être utile pour avoir droit de cité, or les assistés sont des bouches inutiles à nourrir, un budget à perte. Ce qui est difficile à digérer pour un capitalisme naziste qui détruit des vies en se fondant sur une idéologie cynique.

Un assisté n’est rien ou pas grand-chose. Afin de ne pas l’oublier, ponctuellement, de pernicieuses piqûres de rappel leur sont inoculées. De surcroît, il y a l’assisté poignant et l’assisté fainéant, le justifié et l’impardonnable, mais in fine les conséquences sont similaires.

Pour moi, c’est pénible d’avoir périodiquement à me justifier et à subir des investigations intrusives et des avanies d’administrations déconnectées du réel, surtout lorsque la soldatesque fonctionnarisée fait du zèle et outrepasse ses prérogatives au détriment des « justiciables ». D’autant que c’est auxdits justiciables de démontrer qu’ils sont victimes d’une erreur administrative par défaut de probité.

Ainsi, dans ma précédente chronique, j’évoquais la demande de remboursement d’un indu relatif à des dépassements d’heures complémentaires, alors que dans la loi du 6 mars 2020, visant à améliorer l’accès à la PCH, il est stipulé que le contrôle d’effectivité « ne peut s'exercer que sur les sommes qui ont été effectivement versées ». Il n’est donc nullement question de contrôler les heures supplémentaires, ni leur attribution, dès lors que l’enveloppe mensuelle est utilisée à bon escient, en l’occurrence payer des aides humaines. Ce genre de chicanes hors-sol est éprouvant et énergivore car, si le fonctionnaire diligent est très satisfait d’avoir épinglé un assisté, l’assisté en question va devoir dépenser beaucoup d’énergie, de temps et d’argent pour se défendre voire obtenir réparation. Que ce soit à Pôle emploi ou à la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH), tout est bon pour réduire ou retirer des droits, à la moindre occasion, même indûment ; il n’y a pas de petites économies, dès qu’il s’agit de solidarité miséricordieuse. L’injustice sociale est un miroir aux alouettes, un cautère sur une jambe de bois. La justice de classes n’est pas favorable aux assistés qui, contrairement aux gens de pouvoir, sont de petits fraudeurs présumés coupables. Tout le monde n’a pas la chance de s’appeler Sarkozy, Cahuzac ou Tibéri, qui ont profité au maximum d’une justice à géométrie variable, très indulgente et arrangeante avec les puissants et leurs congénères, tout en critiquant une solidarité trop généreuse.


Revenu minimum d’insertion (RMI)

Les minima sociaux sont un gouffre dans le budget de l’État. Pire, c’est un gouffre contre-productif et improductif dans sa forme actuelle. La faute à qui ? L’aveuglement et l’obstination idéologiques des gouvernements successifs depuis des décennies. Pourtant, originellement, les minima sociaux partaient d’un bon sentiment, si j’ose dire.

Ainsi, le 30 juin 1975 fut promulguée une loi d’orientation en faveur des personnes handicapées, dite loi Veil ; avancée majeure alors dans le champ du handicap et de la dépendance, instaurant entre autres l’AAH. Cette loi était nourrie par une culture de la solidarité très chrétienne. Mais la culture a beaucoup évolué en 30 ans, fortement aidée par la libération des mœurs et la révolution technologique, entre autres l’informatique et Internet. La précarité charitable, dans laquelle on trouvait dès lors normal de maintenir avec bonne conscience ceux qui étaient en ce temps-là considérés des invalides ou des paralytiques, était surprotectrice et réductrice. Et l’assistanat est devenu un mode de vie et d’assistance pernicieux, une normalité validiste ou capacitiste prégnante.

Si, depuis 2005 et le vote de la loi du 11 février dite en faveur de l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, un nouveau virage culturel a été pris, reconnaissant dorénavant le droit à l’autonomie, l’assistanat n’en reste pas moins omniprésent, voire omnipotent. C’est la théorie qui s’est mise à la page, les pratiques beaucoup moins. Psychologiquement, c’est schizophrénique d’être en situation de dépendance. Mais qui en a véritablement conscience ? Et que fait-on pour y remédier ? Rien, car l’idéologie dominante, antisociale par excellence, n’a absolument pas envie de débloquer les budgets nécessaires pour réformer le champ du médico-social, et du médical.


Afin de briser le cercle vicieux de l’assistanat et de ses perversions, il est urgent de remplacer les minima sociaux par un Revenu minimum d’insertion (RMI) – sans conditions de ressources, imposable et cumulable –, attribué aux allocataires, contribuant ainsi à réduire substantiellement la pauvreté en France, et le chômage par la même occasion. Cette mesure étant sécurisante, elle encouragerait de ce fait à chercher a minima des petits boulots afin d’arrondir les fins de mois.

Cela fait 20 ans que je plaide en faveur de cette réforme, notamment dans les ministères. Les réponses ont invariablement été sibyllines ; quand on ne me prenait pas pour un idiot en tentant de me faire gober des justifications juridiques spécieuses, voire fallacieuses. J’en veux pour preuve les atermoiements autour de la déconjugalisation de l’AAH : ministres et conseillers ministériels me disaient que c’était juridiquement compliqué à mettre en place. Or, après des années de batailles politiques, à partir du 1er octobre 2023, ce sera chose faite ! La politique, c’est l’art de manier la mauvaise foi et de louvoyer sans cesse, voire de mentir et de manipuler.

Il en ira de même pour le RMI : c’est une question d’idéologie. Une minorité de politiciens sont actuellement favorables à cette mesure. Benoît Hamon est le plus connu de ses fervents partisans, il va même jusqu’à proposer d’instaurer un Revenu Universel (RU) – ou Revenu d’Existence (RE) – versé à tous les Français sans exception ni condition de ressources, mais imposable et cumulable. Il faudrait, à mon sens, que ce revenu soit de 800 € à 900 € mensuels, quand les plus craintifs évoquent 500 €. Une réforme aussi révolutionnaire réduirait considérablement la précarité en France et gommerait les effets nocifs des minima sociaux. Hélas, elle est rejetée car appréhendée à l’aune du coût annuel et non des gains à moyen terme. Elle est rejetée par des gens qui n’ont aucune prise sur le réel et qui accapare le pouvoir au profit de leur classe.


Jusqu’au bout

À moins que le monde continue de se déliter, un jour le bon sens et l’intelligence politique arriveront peut-être à imposer le RMI ou, mieux encore, le RU. Je n’en profiterai probablement pas mais je militerai jusqu’au bout pour qu’une telle avancée voie le jour. La justice sociale doit être âprement défendue afin de préserver un écosystème humaniste et solidaire.

Je suis un assisté administratif par la force des choses, en raison d’une absence de pragmatisme et de lucidité, d’une profonde déconnexion de la précarité et des réalités du terrain. Nous sommes gouvernés par des gens hors-sol et déshumanisés par leur décadence idéologique caparaçonnée. Nous nous donnons le fouet pour nous battre en donnant le pouvoir à des êtres cupides qui, le plus souvent, ne connaissent rien au domaine qu’ils sont amenés à gérer, comme si être président de la République ou ministre était un jeu de massacre. Et lorsqu’ils maîtrisent à peu près leur champ de compétence, c’est au détriment des populations concernées et au profit d’une griserie doctrinaire et mortifère, voire froidement cynique.


Dans son dernier ouvrage, Quand la connerie économique prend le pouvoir, aux Éditions du Seuil, l’économiste Jacques Généreux démontre combien nous sommes gouvernés par la connerie, c’est-à-dire l’incapacité de nos édiles à changer de logiciel, quitte à creuser les inégalités, à justifier les injustices et à mettre la stabilité du pays en danger. C’est cette connerie qui empêche la mise en œuvre d’une politique sociale et de santé publique citoyenne et ils inscrivent cela dans la case des dommages collatéraux. Les assistés en sont les fers de lance, les victimes expiatoires d’un capitalisme décomplexé et destructeur.

Dans sa dernière chronique sur France Info, Clément Viktorovitch, en réhabilitant le travail bénévole, démontre indirectement la perversion de l’assistanat. Tout le monde travaille tout au long de sa vie, c’est la notion et la définition du travail qui y est questionnée avec intelligence.



Qu’importe que je sois un assisté travailleur ou un travailleur assisté, je suis un travailleur libre qui refuse d’être résumé à un marché. Les minima sociaux ont été pensés pour faire survivre des millions de gens dans la précarité, non pour les aider à vivre. Dans leur immense bonté, les législateurs ont estimé que l’assistanat était suffisant pour les exclus du système capitaliste. En maintenant ces stigmatisés sous le seuil de pauvreté, ils ont peu de chances d’échapper à leur sort.

Encore faut-il arriver à se défaire psychologiquement de cet opprobre dévalorisant et déshumanisant rabâché par des tiroirs-caisses idéologues et fréquemment malhonnêtes.


Marcel Nuss

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