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Injustices sociales

Préambule

J’avais déjà évoqué, dans un précédent billet d’humeur, ma retraite et sa répercussion sur l’AAH. Ici, je vais aller plus loin et plus précisément dans la réflexion. Car, en matière de minima sociaux, c’est Ubu chez Kafka. Je dédie donc cette chronique à toutes celles et tous ceux que les injustices sociales n’ont pas rendus débiles.


Vrai-fausse solidarité

J’ai travaillé pendant 20 ans, certes par intermittence et par périodes plus ou moins longues, mais j’ai travaillé, aussi bien dans le public que dans le privé, comme vacataire ou en indépendant. J’ai travaillé alors que je n’étais pas censé travailler, étant classé de facto dans la catégorie des inaptes au travail. J’ai travaillé contre les apparences. Cassant les idées reçues et les préconçus socioculturels.

Il est vrai que l’on peut trouver quelques circonstances atténuantes à la péremptoire présomption d’incapacité et d’incapabilité de ceux qui ne me connaissaient pas. Les apparences sont trompeuses mais c’est tellement plus facile de juger d’après les apparences. Pour la plupart de mes concitoyens « valides » et pour l’administration, je suis handicapé ; nous sommes handicapés, plus exactement, parce qu’il en va de même pour mes congénères. Quelle personne en situation de handicap ou de précarité sociale n’a pas connu, ne connaît pas ou ne connaîtra pas, ce que j’évoque et que je dénonce dans mes chroniques d’outre-normalité ?



Donc, j’ai travaillé. J’ai travaillé par envie. J’ai travaillé par défi (leur montrer de quoi je suis capable malgré leurs dénégations narquoises, sceptiques ou inquiètes). J’ai travaillé par plaisir. Et j’ai bien sûr travaillé pour arrondir mes fins de mois. En effet, tu parles d’une aubaine de bénéficier d’un minima social ; en l’occurrence l’Allocation aux Adultes Handicapés (AAH). Vivre sous le seuil de pauvreté, tel est l’horizon mirobolant que l’on concède aux « pauvres handicapés », aux chômeurs de fin de droits et autres précaires, ces assistés redevables des deniers publics.

Et comme il n’y a rien de plus pervers et cynique que l’assistanat, même cette charité est inique car conditionnée de façon nonsensique et humiliante. Je ne doute pas que les minima sociaux, à l’origine, partaient d’une bonne intention mais, aujourd’hui, ils sont totalement inadéquats et source de dérives politiques et démagogiques, d’humiliantes stigmatisations en permanence, directes ou indirectes. Les minima sociaux sont donc devenus totalement contre-productifs.


Politique de l’humiliation

J’ai vaillamment travaillé afin de toucher… moins de 100 € de retraite mensuelle, en moyenne. Pas de quoi sauter au plafond. Vous rajoutez à cela un forfait de 2443 € versé en une fois, au titre de la retraite complémentaire dans le privé, et 257 € annuels de retraite complémentaire dans le public (21,40 € par mois !).

Mais bon, une fois la surprise d’une retraite si congrue passée, comparée aux efforts surhumains qu’il a fallu déployer pour l’obtenir, ça fait tout de même plaisir parce que c’est le marqueur d’une normalisation sociétale réussie. De surcroît, c’est mieux que rien, ajouté à une AAH de 904 €, sous le seuil de pauvreté, je le rappelle.

Néanmoins, la joie est de courte durée quand je découvre (car je l’avais occulté), estomaqué, que les deux ne s’additionnent pas, la Caisse d’allocations familiales (CAF) me défalquant ma minuscule retraite, me condamnant à me contenter ad vitam aeternam de l’AAH à taux plein. Moi qui avais bossé pour gagner plus, je me retrouve avec moins, et le sentiment d’une supercherie politique. Pour être tout à fait exact, je ne gagne pas moins, on me verse autant aujourd’hui que si je n’avais jamais travaillé.

Comme s’il fallait absolument nous maintenir dans une situation d’assisté ? Et nous le faire sentir à chaque instant. On appelle cela de la maltraitance idéologique. Le genre d’injustice qui pousse les plus malins à tricher afin de contourner une loi injuste et discriminante.



Petite parenthèse : le sentiment de normalisation sociétale, ressenti à certaines occasions, met désespérément en lumière le conditionnement des « assistés de la république » en matière de travail, de normalité et d’intégration. Si nous n’étions pas marginalisés et anormalisés, jamais nous n’éprouverions ces sentiments qui pointent la perversion d’un système délétère. Un système où les chômeurs sont des fainéants et les étrangers des profiteurs. La présomption d’honnêteté ou de capabilité n’existe pas pour certains. Être assisté, c’est un peu comme porter une étoile jaune invisible qui vous colle à la peau.

Ce sentiment de normalisation sociétale n’est pas le reflet d’une victoire sur moi-même mais sur la société, son regard réducteur et excluant.

Dans nos sociétés néolibérales, on n’a de valeur que pour le travail que l’on fournit et les dividendes que l’on rapporte, qu’importe que ce soit de l’exploitation et de l’abrutissement inhumains, nous sommes dépendants de l’image-travail. Nous sommes conditionnés et formatés dans ce sens.

Partant, le revenu universel remet cette dogmatique en question de façon intelligente. Il remet en cause la valeur travail et valorise le bénévolat. Combien de temps faudra-t-il cependant pour qu’il devienne une réalité ?


Ceci dit, in fine, pourquoi travailler puisque je suis visiblement perdant ? J’ai déployé des efforts considérables dans mon état, j’ai cotisé à l’instar de tout travailleur, participant à la bonne marche de l’économie française et, au lieu de reconnaître cet effort à sa juste valeur, on le dévalorise, on le piétine. C’est du mépris de classe. Je me trompe ?

En fait, ne pas pouvoir cumuler son allocation et sa retraite relève d’une assignation à assistanat. On ne peut mieux vous faire comprendre que vous êtes un assisté, et rien qu’un assisté, qu’en mettant votre maigre minima social sous condition de ressources. Qui de facto incite la plupart des assistés à ne même pas faire l’effort de chercher un travail, donc à rester assisté, donc à être régulièrement stigmatisé et fustigé, qui parce qu’il est handicapé, qui parce qu’ils ne chômeurs, qui parce qu’il est immigré, etc.


Il en va de même avec la déconjugalisation de l’AAH. L’allocation est indexée sur les revenus du conjoint ou de la conjointe. Partant, généralement, vous dépendez non seulement physiquement mais également financièrement de la personne aimée ; au mieux votre allocation est réduite à la portion congrue, ce qui n’est pas une consolation mais une blessure égotique et une humiliation.

Le refus de déconjugaliser l’AAH est une terrible humiliation infligée par une secrétaire d’État arriviste, Sophie Cluzel, et des députés soumis ; une secrétaire d’État qui brandit sa fille handicapée son statut de mère d’une enfant handicapée quand ça l’arrange, pour l’oublier quand c’est son patron et leur idéologie néolibérale qui priment. Le pouvoir n’a pas de morale. Ce sont des maltraitants conscients et cyniques, prêts à humilier froidement des populations vulnérables par intérêt politique et s’asseoir sur toute idée d’humanisme.


Voir le verre à moitié plein

N’eût été le plaisir immense que j’ai pris à me réaliser professionnellement et politiquement, au sens profond du terme, un plaisir qui n’a pas de prix lorsqu’on aime ce que l’on fait, je me serais senti flouer. Cependant, si c’était à refaire, je le referais en raison du plaisir et de l’épanouissement qui en ont résulté. Ce qui n’excuse pas l’injustice sociale mais l’empêche de nuire davantage, moralement s’entend. Car des iniquités et des litiges, les assistés en sont coutumiers dès lors qu’ils ont affaire aux administrations.


Petite parenthèse : on est en droit, me semble-t-il, de s’interroger sur l’efficacité, voire la crédibilité, de nos administrations. On nous promet régulièrement une simplification des démarches dont on peut douter quand on a déjà eu maille à partir avec lesdites administrations. Bien que connectées, donc en mesure d’obtenir rapidement les unes des autres les informations nécessaires à propos d’un quidam, lui facilitant ainsi la vie, on préfère continuer à l’emmerder avec une morgue de croque-mort le plus souvent.

Par exemple : l’article R 821-4 du Code de la Sécurité sociale de novembre 2010, modifié en janvier 2022, stipule explicitement que le salaire du conjoint ou de la conjointe ne peut pas être pris en compte dans le calcul de l’AAH, lorsqu’il provient de la Prestation de compensation du handicap (PCH), c’est-à-dire quand le conjoint ou la conjointe fait également office d’auxiliaires de vie. Or, au motif fallacieux et indécent que leur logiciel n’est pas mis à jour, de nombreuses CAF – pas toutes ! – ne tiennent pas compte de ce décret. Mettant, dans le pire des cas, des couples mixtes dans des situations financières précaires et aléatoires, avec la froideur méprisante typique que l’on rencontre fréquemment dans cette administration ; un allocataire s’est vu rembourser 24 000 €, après trois ans de bataille judiciaire.



Il en va ainsi dans l’Hérault où, depuis notre déménagement dans ce département, systématiquement, chaque année, on me coupe les vivres au début de l’année et, systématiquement, c’est le même cirque exaspérant pour arriver à joindre la caisse, puis pour tout réexpliquer et pour, au final, nous entendre dire que c’est la faute au logiciel, depuis cinq ans ! Entre-temps, le compteur a tourné puisque les appels sont payants ! Et puis, non content d’indexer l’AAH sur la pension de retraite, on bloque l’allocation au motif que tous les justificatifs demandés n’ont pas été sous… quand bien même la CAF les a en sa possession par le truchement des caisses de retraite. Les prix à la consommation flambent, cela n’empêche pas les administrations de suspendre des allocations vitales, au risque de mettre des personnes en danger ! Car comment font toutes celles qui n’ont pas de conjoint ou de parents afin de suppléer l’absence brutale de revenus ? Cela fait deux mois que je suis sans ressources. Pas grave, fallait pas être un assisté.


Qui a parlé de simplification ? Les assistés sont faits pour être chicanés. On ne suspectait pas ma bonne foi à la CAF mais, les procédures étant les procédures, on exige que je respecte les procédures, aussi débiles soient-elles ; en revanche, l’inverse n’est pas vrai (cf les fréquentes infractions à la loi pour les allocataires sont les frais). C’est comme ça que l’on remet les assistés au pas, on leur coupe les aides financières. Pour bien montrer qui détient l’autorité, qui dépend de qui.

Solidarité tartufe

Les minima sociaux sont profondément discriminants. Systématiquement, ils vous ramènent à la condition d’objet de solidarité charitable. Demandez aux bénéficiaires du RSA ou du minimum vieillesse ? Malheureusement, on s’habitue à être stigmatisé et écrasé dans une démocratie relative qui paupérise à tout-va, comptabilisant près de 10 millions de pauvres, dont 3 millions d’enfants.

Dans ces conditions, comment douter que l’assistanat arrange beaucoup de monde, notamment ceux qui en font leurs choux gras et ceux qui paupérisent par idéologie néolibérale. Si ce n’était pas le cas, cela fait longtemps que les minima sociaux auraient été réformés ou remplacés, par un revenu universel, par exemple.

Les assistés sont les idiots utiles de la république. C’est tellement facile et pratique de leur mettre tous les maux de la société sur le dos, au même titre que les immigrés. Des politiciens cyniques ou limités intellectuellement ne se privent pas de les fustiger au moindre dérapage économique : s’il y a des déficits budgétaires, c’est la faute aux assistés, ces fainéants, ces profiteurs, ces bouches inutiles. Pour que la morale et les apparences soient sauves, on ne peut décemment pas les éradiquer mais on peut les pressurer pour qu’ils n’oublient pas qu’ils sont redevables de la générosité étatique, les maintenant juste sous perfusion, par décence démocratique (il y a de nombreux pays où tu serais mort depuis longtemps, vous fait-on parfois comprendre délicatement, ce qui est censé clore le débat des injustices sociales).

Démocratie, vous avez dit démocratie ? Liberté, égalité, fraternité, vous avez dit liberté, égalité, fraternité ? Pour qui ? Pourquoi ?

L’humanisme n’est pas une idéologie ni un dogme, c’est une éthique reposant sur une conception idéale de l’humain. Tandis que l’assistanat, c’est une construction idéologique et dogmatique qui justifie cette déshumanisation charitable. Peut-on parler de démocratie dans une société qui cultive l’assistanat ? Car une démocratie est censée être inclusive. Or l’assistanat est hypocritement exclusif. Il est impudemment immoral étant fondé sur le pieux mensonge d’une solidarité tronquée et biaisée.

Une société qui n’est pas capable de valoriser les plus précaires, peut-elle se vanter de solidarité ? Une société qui ne se soucie pas d’égalité, peut-elle se prévaloir de justice sociale?


Le plus abject à mes yeux, dans cette tartufferie sociale et politique, c’est la déconsidération et la maltraitance que subissent les « anciens » dans notre pays. Dans nombre d’EHPAD, ils sont moins que rien, croupissant dans des mouroirs souvent infâmes. Toutes ces personnes qui ont trimé leur vie durant, contribuant à la bonne marche de la société, ne sont plus que des charges juteuses pour leurs bourreaux. Où est la démocratie à ce stade, s’il n’y a même pas de reconnaissance à l’égard des plus âgés ? N’est-ce pas le signe d’une terrible décadence ? Une décadence régulièrement dénoncée sans que cela ne remette en question le système dévoyé.

Mais, n’en doutons pas, tant que les minima sociaux ne seront pas cumulables et imposables pour devenir une sorte de revenu universel, l’assistanat aura encore de beaux jours devant lui, avec son lot de maltraitances, d’injustices, de brimades, d’humiliations et de stigmatisations quotidiennes.


Marcel Nuss




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