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Désillusion



Cela fait plus de soixante-six ans que je dépends physiquement de tiers pour assurer tous les gestes vitaux du quotidien, plus de soixante-six ans que l’on compatit à mon « triste sort », qu’on me plaint à cause de mon infirmité sociétalement indésirable. Pour autant, ce n’est pas lui le handicap majeur. Le surhandicap, corollaire de l’originel, est d’ordre psychologique, bien plus sournois car on ne le voit pas venir. Quand on prend conscience de l’érosion psychologique, celle-ci est déjà bien installée.


Ce handicap invisible a ses racines dans le conditionnement insidieux de la prime enfance : on ne naît pas handicapé, on le devient par l’instillation répétée d’un poison psycho-affectif mortifère. Ce poison découle de l’enfermement systématique et continuel dans des représentations du handicap, et dans la réduction à celui-ci. Enfant, on endosse inconsciemment les projections et les préjugés vieux comme le monde qu’engendrent les handicaps. Avoir un handicap, ce ne serait pas insurmontable si c’était vécu comme une normalité spécifique. Ce n’est pas le cas, comme on le constate tous les jours.

Une vie avec un handicap congénital peut être décomposée en deux temps. Le premier est celui de l’endoctrinement et du conditionnement. C’est celui où l’on devient handicapé sans s’en rendre compte, où son identité se résume au handicap : brandissant tel un passe-droit « je suis handicapé », où l’on intègre le statut d’anormalité. Un handicap, c’est comme Dieu, à force d’entendre, en bien sur tous les tons et avec le pathos idoine, qu’on est handicapé, on y croit. Quant au deuxième temps, c’est celui de la corrosion psychique, découlant d’adaptations et de refoulements incessants, qui sont le fruit résultant de la présence constante d’aidants dans son espace intime.


Bien sûr, je constatai mes dissemblances avec mon entourage. Je remarquai mes incapacités mais j’entendais aussi les avantages que j’étais supposé avoir « grâce » à mon handicap, comme me le faisaient remarquer mes copains et ma fratrie, sur le ton envieux typique des enfants. « Tu as de la chance, disaient-ils par exemple, tu ne fais jamais la vaisselle ». C’est également ainsi que j’ai appris que celui qui ne fait pas n’a pas son mot à dire sur la façon de faire.

J’ai été copieusement intoxiqué psychologiquement par l’image fataliste du handicap, pendant une quarantaine d’années au moins. En fait, j’ai été perturbé par des culpabilités tenaces produites par mon conditionnement éducatif, dès lors que j’enfreignais la doxa infantilisante et médicalisée qui régit (toujours) la sphère de la dépendance. Durant toutes ces années, j’ai été handicapé, autant dire un objet de soins. Un handicapé assis entre deux chaises luttant pour se débarrasser du carcan culturel misérabiliste, mais je n’avais pas encore l’expérience de terrain et les outils philosophiques, sémantiques et sociologiques nécessaires pour analyser finement et pertinemment mes ressentis.

Bien vivre avec un handicap est fondamentalement une question de culture, d’adaptabilité et de relativisation. In fine, tout dépend de la capacité à maîtriser son affect, ses émotions et son intellect. Normal, puisqu’il faut bien compenser les manquements et les insuffisances du corps. Normal mais pas évident.


On devient psychologiquement handicapé par conditionnement culturel et social. En revanche, on ne mesure pas l’impact pernicieux et sournois de l’usure psychologique sur quelqu’un qui est en situation de dépendance incessante. Cependant, à plus ou moins long terme, les conséquences sur le psychisme sont nerveusement et moralement profondes et délétères.

Être en situation de grande dépendance ne signifie pas seulement dépendre physiquement de tiers pour les actes courants de la vie, mais également intégrer, voire envahir son espace privatif et son intimité. Sans la présence constante de gens dûment formés ou de proches à mes côtés, mes chances de survie auraient été nulles.


C’est dire le poids psychologique que cette dépendance représente, sans compter le paradoxe et l’ambiguïté qui sont sous-jacents.

Être handicapé, c’est subir une double peine, celle d’avoir un handicap irréfutable et celle d’être culturellement et socialement réduit à celui-ci, devenant de facto objet et non sujet de sa vie. A-t-on idée de l’impact sur le psychisme de ces victimes malgré elles, « consentantes » dès lors qu’elles se résignent à l’assistanat ? Car il est des prisons mentales dont beaucoup ne réchappent jamais. A-t-on idée de la corrosivité du conditionnement dogmatique à être un handicapé ? Toute mon enfance, je n’ai été bercé que d’antiennes fatalistes et misérabilistes, de compassion plaintive et infantilisante.


Personnellement, en prenant conscience que j’ai un handicap et non que je suis handicapé, je me suis défait de mon conditionnement socio-culturel au déterminisme frelaté. J’ai alors réellement repris possession de moi-même, psychologiquement parlant. Troquant mon « identité » morbide du handicapé sans avenir contre celle d’homme ayant un handicap. Cette conscientisation sémantique m’a libéré psychologiquement, me rendant plus lucide, plus pragmatique et plus ouvert.


D’une part, c’est pesant, voire même humiliant parfois, selon la façon dont on me torche, me lave, de me donner l’urinal ou à manger, par des dizaines de personnes dissemblables tout au long de mon existence. Du moins, c’est ainsi que je le vis. En effet, et c’est un euphémisme, ils ne sont pas moi tous ces gens à qui je confie mon corps, ma santé, mon confort, mon intimité. Ce pléonasme est une vérité fondamentale.

Dès lors que je suis physiquement dépendant de personnes étrangères à ma sphère privée, je ne peux pas me sentir pleinement moi, ne serait-ce que parce que je ne ferais pas comme elles. On me donne à manger, comme on mange, on me lave, comme on se lave, et, au mieux, on m’essuie les fesses, comme on se les essuie – chez certains je ressens clairement la difficulté à faire cet acte. Ce n’est pas anodin un accompagnement médico-social car l’accompagnant est un prolongement ou une extension compensatoire de soi-même. Il prête ses mains mais conserve ses manies et ses tics, dont justement m’accommoder.



Ainsi, même être nourri peut devenir un moment stressant quand je suis nourri par une personne qui mange aux lance-pierres, triture, tapote et touille encore et encore bruyamment les aliments dans son assiette, et la mienne a fortiori, avec de petits gestes nerveux et saccadés, alors que je ne rêve que de paisibilité, de tranquillité et de quiétude. C’est d’autant plus oppressant que l’épicurien que je suis aime prendre le temps de manger, d’honorer et de savourer ce qu’il mange. Or, le stress est d’autant plus communicatif si vous êtes fragilisé nerveusement, comme je le suis. Mais que faire, à part faire de mauvaise fortune bon cœur, sachant que cette personne est une boule de nerfs truffée de qualités, par ailleurs ?

Je prends sur moi depuis ma naissance, mettant continuellement de l’eau dans mon vin, et même un mouchoir par-dessus quand c’est nécessaire, pour ne surtout pas provoquer de vagues inutiles aux conséquences irréversibles. Personne n’aurait à y gagner, de toute façon. C’est la sagesse, le bon sens, la pondération et la patience qui parlent. Car au final, c’est moi qui ai besoin de ces tiers aidants et non l’inverse. Néanmoins, cela participe à l’usure psychologique.


D’autre part, décrire mes ressentis quand je dois passer dans le laminoir des formations et de la période d’essai des postulants à un accompagnement auprès de moi, c’est impossible. Ce qui passait comme une lettre à la poste, il y a quelques années, relève aujourd’hui d’un calvaire indescriptible. Tant et si bien que devoir recruter m’oppresse à l’avance.

Assurément, le plus éprouvant, c’est lorsque je suis lavé et habillé par des novices. Comment faire comprendre l’exaspération, l’épuisement et le stress que c’est que d’être malmené, à force de maladresses répétées, par des néoformés pleins de bonne volonté, généralement, empotés, laxistes, indécis, distraits ou nerveux. Dans ces moments-là, j’aimerais hurler, j’aimerais mordre, j’aimerais envoyer chier, mais je ne peux pas car il faut raison garder : je ne peux pas demander l’impossible à des néophytes. De ce fait, je prends sur moi. Je réprime mes émotions et mon acrimonie. Et je le paye désormais. Parce que j’ai trop pris sur moi pour préserver les autres, par nécessité et bon sens. Une existence en situation de grande dépendance est profondément masochiste dans la mesure où j’assume des souffrances par intérêt vital.


En fait, les plus exaspérants, ce sont les impétrants qui n’écoutent pas ou mal. J’ai l’impression de n’être qu’un jouet entre leurs mains insouciantes et égocentriques. Je ne souhaite à personne d’être un objet de soins. Même si elle est choisie consciemment, librement et volontairement, cette posture engendre un certain désespoir et une profonde lassitude.

Il est impossible de m’accompagner sans avoir au préalable suivi une formation individuelle ; les soignants s’en rendent rapidement compte lorsque je suis hospitalisé. Pourtant, nombreux sont les postulants convaincus qu’ils n’auront aucune difficulté, jusqu’au moment où ils sont mis face à la réalité et se mettent à avoir des gestes hésitants, nerveux et inquiets. Ils tombent soudain du haut de leurs certitudes. Certes, ils sont en général désolés, déstabilisés, mal à l’aise d’être pris en défaut et de me maltraiter de maladresse en maladresse. Ils stressent alors crescendo, tandis que je trinque avec une abnégation désespérée. Et dire c’est fait!… avec mon consentement « libre et éclairé ». Que j’aimerais les invectiver, dire mon exaspération, mon épuisement et ma souffrance, mais je dois me contrôler pour ne pas rajouter un stress supplémentaire.

Dans la pire des occurrences, la suffisance originelle des néophytes se mue en culpabilité et en doutes progressifs ou en aveuglement prétentieux et stérile, refusant d’admettre leur incapacité, perdant leurs moyens et le superbe… à mes dépens.

« Je suis navré, je sais que je te fais souffrir mais je dois passer par là pour apprendre ». Le mec, du genre prise de tête et gratiné stressé du bulbe, me faisait souffrir pour mon bien », parce qu’il n’en faisait qu’à sa tête, au motif que les gestes qu’on lui enseignait ne lui convenait pas. Il fut vite évident qu’il n’était pas fait pour ce travail mais il refusa de l’admettre par fierté ou par intérêt personnel (les conditions de travail lui convenaient particulièrement). Ce genre de personnage est à pleurer et à désespérer, lui qui se prévalait de sa spiritualité à deux balles.

En fait, j’ai beau être un expert, je me trouve systématiquement face à des gens qui mettent en doute mon expérience et veulent être formé malgré tout, avec les répercussions que cela aura sur moi. Le plus terrible, c’est que je ne me suis jamais trompé sur mes appréciations et que cette satanée propension de la majorité des humains à refuser de reconnaître leurs limites, est surtout préjudiciable aux plus vulnérables. Que, dans le doute, on veuille essayer, c’est normal, mais que l’on s’obstine malgré les évidences, et en voyant les conséquences sur moi, attendant que ce soit moi qui siffle la fin de la partie, c’est irresponsable et insupportable.


Du reste, sachant que la moindre inadvertance, la moindre négligence, peut se transformer en jours, voire en semaines, de souffrances, je suis perpétuellement en état de vigilance parce que, non sans raison hélas, je suis dans une intranquillité prégnante et latente, même avec des personnes qui travaillent avec moi depuis un certain temps. À quelques exceptions près, les accompagnants ne sont jamais à 100 % de leurs capacités, principalement en raison de la routine qui fait baisser le niveau de concentration.

L’hypervigilance, d’une personne dépendante d’autrui, est énergivore et sape progressivement les fondations de l’équilibre psychique. Comment ne pas ressentir une fatigue mentale à force d’être constamment sur le qui-vive ? Jamais je n’ai baissé la garde et grand bien m’en a pris.


Enfin, l’érosion psychologique la plus méconnue peut-être, car la plus souterraine et sous-estimée, c’est celle générée par la perpétuelle adaptation consécutive à la présence intrusive de ses accompagnants médico-sociaux.

On ne peut pas s’imaginer l’impact d’une présence étrangère en permanence dans sa sphère privée, aussi bienveillante soit-elle, il faut le vivre pour véritablement le comprendre. Parce que cette présence a sa personnalité propre, plus ou moins compatible avec la mienne. Par conséquent, toute relation d’interdépendance exige un sens de la diplomatie, de la tempérance et de l’indulgence.

L’usure découle de la répétition et de la permanence d’une situation souvent insoluble. Si les accompagnants peuvent décompresser de retour chez eux, ce n’est pas le cas des accompagnés ad vitam aeternam. Ils sont sous pression, confrontées continûment au turn-over des accompagnants et à leur conscience professionnelle propre et l’énergie qu’ils véhiculent avec lesquelles l’accompagné doit bon gré mal gré sans cesse composer et s’accommoder.


Les accompagnants médico-sociaux ne sont pas des robots.

Je recrute et je travaille avec des humains plus ou moins matures, névrosés, équilibrés, cultivés, motivés, empathiques et/ou investis. Des individualités ayant leur histoire, leur vie, leur morale, leur caractère, leur tempérament, leur éthique, leurs projections, leurs représentations, leurs convictions et leurs problèmes, évidemment. Des individus avec lesquels s’instaure une relation faite de plus ou moins d’accointance, de proximité, voire de promiscuité. Des hommes et des femmes qui entrent dans mon intimité parce qu’ils sont la condition sine qua non de mon autonomie a minima ; plus prosaïquement, pour pouvoir vivre.

L’accompagnement médico-social est donc le résultat d’une rencontre conjoncturelle fortuite et de l’alchimie affective, produite par deux personnalités amenées à se fréquenter du fait du handicap.

La qualité de l’accompagnement médico-social dépend de la qualité de l’entente des personnes en présence, aux besoins complémentaires – j’ai besoin d’accompagnants pour vivre, ils ont besoin d’accompagnés pour avoir un travail. D’un point de vue pragmatique et rationnel, l’affect ne devrait pas entrer en ligne de compte dans la relation d’aide à la personne. C’est illusoire. Le rapport de proximité vire facilement au rapport de promiscuité si on n’y prend pas garde. Tout être humain est affect et émotion, la personne en situation de handicap davantage encore, ce qui la rend peut-être plus que d’autres vulnérables aux fluctuations énergétiques et relationnelles ?


Pendant quarante-sept ans, je n’ai dépendu essentiellement que de deux personnes. Ma mère, jusqu’à 19 ans, puis la mère de mes enfants durant nos vingt-trois ans d’union. Psychologiquement, avec le recul, c’était un accompagnement confortable, parce qu’il n’y avait pas d’adaptation en permanence à faire, mais aussi oppressant et culpabilisant. En effet, en raison d’une importante confusion des rôles et de limitations circonstancielles de l’autonomie, cela relativisant le sentiment de confort.

Ce n’est qu’à partir de mes 47 ans que des accompagnants vont se relayer à mes côtés jour et nuit. Un grand changement existentiel. Ce que je gagnais en autonomie, je le perdais en confort psychologique.

Les premières années d’accompagnement constant furent cependant plutôt exaltantes. C’était une véritable aventure, ma conquête de l’Ouest à moi, puisque ce type d’accompagnement n’existait pas auparavant en France. Ce que permettait la Prestation de compensation du handicap (PCH) était révolutionnaire à l’aube du XXIe siècle. À cette époque pionnière, il s’agissait d’expérimenter et d’évaluer les avantages et les inconvénients de ce nouveau mode d’accompagnement médico-social.

Si les avantages étaient évidents, je n’ai découvert les inconvénients que progressivement.


Comment s’imaginer les effets délétères croissants suscités par les confrontations incessantes à des caractères et des tempéraments quelquefois totalement dissemblables au mien, voire antagonistes ?

En vingt ans, j’ai été accompagné par une centaine au moins d’hommes et de femmes, donc autant de vies, de personnalités, d’énergies et d’éthiques caractéristiques et singuliers. Un melting-pot d’individualités auxquelles je me suis adapté plus ou moins naturellement, chacune ayant sa technique et ses particularités.

Certes, l’adaptation va dans les deux sens mais les accompagnants, une fois leur service terminé, rentrent chez eux, dans leur intimité, l’environnement qu’ils ont choisi, pendant que je m’adapte au remplaçant qui, à son tour, s’en retournera chez lui et ainsi de suite.

Moi, ma vie est surtout privée… d’intimité.

L’adaptation psychologique perpétuelle est abrasive à force de récurrence. Elle est d’autant plus délétère qu’elle est souterraine, implicite et progressive. La nocivité provient de l’accumulation de refoulements et de la prise de conscience de l’impuissance à briser le cercle vicieux, qui en devient vicié à la longue. Cette érosion rampante est un surhandicap sous-estimé, voire méconnu par nombre de professionnels. Elle peut avoir un retentissement sur la dégénérescence du corps et accélérer le vieillissement, du fait d’un état de stress et de tension mentale fréquent et pernicieux.

Ma conscientisation des incidences de l’abrasion psychique sur mon équilibre physiologique et nerveux, en raison de la corrosivité imperceptible d’une présence constante, est relativement récente. En effet, tant que j’étais entraîné par l’engrenage de l’action et du mouvement, le stress était canalisé et les soucis relationnels dilués dans l’exaltation de mes activités professionnelles. J’avais en outre une énergie vitale phénoménale qui me permettait d’encaisser les tensions psychologiques dues à l’antipathie que je ressens pour certains accompagnants.


La diversité des personnalités qui se sont relayées à mes côtés est très large. Cela va des stressés transpirant à grosses gouttes sur moi au moindre effort, aux nerveux brusques, aux profiteurs qui rentabilisent leur forfait hébergement, aux faux-jeton, au sournois, aux névrosés, aux mauvais menteurs en passant par le flegmatique ou le négligent.

Attention, il y a des accompagnants d’une humanité incroyable, d’une présence apaisante, d’une générosité impressionnante et d’une disponibilité déconcertante ; les mêmes peuvent bien sûr aussi être stressés ou menteurs, par exemple. Car personne n’est simple et évident. Si c’était le cas, cela se saurait. Un accompagnement peut basculer d’un jour à l’autre, voire d’un moment à l’autre, du rire à l’irritation, de la complicité à l’exaspération, du bien-être au mal-être, de l’entente à l’antagonisme, voire parfois à la violence. À ce régime, si fluctuant et aléatoire, qui ne serait pas nerveusement et psychologiquement érodé à la longue ?


La maladie, la fatigue et la sédentarisation contrainte aidant, je suis plus facilement irritable car plus sensible aux variations énergétiques alentour, aux attitudes stressantes, surtout en l’absence de connexion empathique.

Je ne supporte plus de me faire bousculer, d’être sous pression, de me sentir objetisé (même involontairement). J’ai besoin de tempérance, de tranquillité, de douceur, d’empathie, de ressentir de la quiétude chez la personne qui m’accompagne. Je préfère renoncer à certains soins, notamment ma douche, car cela m’est insupportable, certains jours, d’être touché par certaines énergies. Je préfère me blottir dans mon bureau et demander le minimum vital à mon confort. Certains soins, comme la douche, ne sont plus de confort parce qu’ils sont trop énergivores, voire fastidieux en raison de ma décrépitude corporelle. Une douche fait toujours du bien mais ce n’est plus le plaisir que cela avait été.

Le handicap m’a rattrapé avec sa fastidiosité. Physiquement, chaque effort me coûte.

Mon corps m’appartient sans m’appartenir.

C’est pesant d’être sous haute dépendance mais, à l’instar de mes congénères, j’ai appris à faire abstraction, voire à occulter ma corporéité durant les soins d’hygiène désagréables. À tel point que, lorsqu’on me met et retire l’urinal, souvent, je continue d’écrire sur mon écran d’ordinateur, comme si de rien n’était. Cette scène ubuesque me fait sourire intérieurement, tandis que l’on me tapote consciencieusement le gland afin d’éponger les ultimes gouttes d’urine.

La vie en situation de grande dépendance est schizophrénique. Je suis un Janus, j’ai deux visages, car vivre sous dépendance physique permanente exige d’être un virtuose de la dissociation. Il faut parfois savoir se détacher de sa corporéité pour survivre.

Toutefois, cela aurait été pire si j’étais passé par un service prestataire. Le turn-over y est inhumain, d’autant que la plupart des « clients » ne bénéficie que de quelques heures d’assistanat par jour ; c’est de l’accompagnement-sandwich. L’autonomie, la dignité, le confort et les droits des personnes sont respectés en théorie ; en pratique, les manquements sont fréquents et plus ou moins graves.

Après plusieurs années d’assistanat, dans quelle condition psychologique sont les personnes qui voient défiler jusqu’à deux ou trois auxiliaires de vie distinctes le même jour, une dizaine parfois le même mois ? Une de mes connaissances avait décompté plus de trois cents auxiliaires de vie, se relayant à ses côtés, en quinze ans, avec leurs spécificités, leur humeur, leur « professionnalisme » ! Il est décédé des suites d’un cancer probablement généré par une accumulation de stress qui l’a rongé.

Quant à l’assistanat en établissement, il n’est guère plus enviable car les droits n’y sont pas mieux respectés, la liberté y est limitée et la maltraitance n’y est pas moins présente, qu’elle soit d’ordre psychologique ou physique, volontaire ou involontaire. Dans les foyers « de vie », vous êtes en liberté conditionnelle et conditionnée, médicalisé et surprotégé. Certains de ces endroits sont de véritables mouroirs, tels des maisons de retraite privées et des établissements délabrés où j’ai croisé des zombies sans que cela émeuve outre mesure. Il suffit de voir les scandales, sans compter tous ceux qui ont été étouffés et le seront encore, pour s’en convaincre.


Comparativement, mes limites, me sont « imposées » par des contingences conjoncturelles, structurelles ou médicales, non par un règlement ou un cahier des charges. Je ne subis pas ma vie, je la choisis ; quand je souffre, je sais pourquoi.

Être handicapé, c’est renoncer à certains droits et certaines libertés au profit d’une sécurité illusoire, voire factice. Avoir un handicap, c’est défendre avec pugnacité ses droits, sa liberté et sa dignité, en pleine conscience.


J’assume mon handicap en toute circonstance, même les plus difficiles. Ce n’est pas tout à fait vrai en prestataire et en établissement. Dans les deux cas, votre vie et votre corps vous appartiennent en apparence, dans les faits, c’est beaucoup plus complexe.

Néanmoins, si j’ai l’accompagnement le plus libéral, le plus autonome et le plus responsabilisant envisageable, il n’en est pas pour autant idéal. L’idéal est une utopie dans la sphère chaotique de l’accompagnement médico-social.

Je ne fais pas ce que je veux, quand je veux et comme je veux. Pour des raisons déontologiques et pratiques, je dois programmer et planifier ma vie, mes soins, mes repas et mes déplacements. Faute de quoi, cela deviendrait une anarchie invivable.

Je mange ce que je veux (en outre, généralement, c’est très bon) et quand je veux mais je ne mange pas quand et comme je mangerais naturellement : mes accompagnants ne sont pas corvéables à souhait. Même en emploi direct, il faut de la discipline, de la rigueur, pas mal d’abnégation et pas mal de concessions. J’arrête mon travail d’écriture en pleine inspiration parce que c’est l’heure que j’ai fixée pour le repas ou pour me coucher, par respect pour les personnes qui m’accompagnent et ne peuvent pas improviser à tout bout de champ. Je ne me douche pas non plus au pied levé, il faut un minimum de préparation en amont.

In fine, je ne vis pas comme je vivrais s’il n’y avait pas le handicap, mais je suis au plus près possible de cette vie rêvée. Ma vie repose sur des choix de raison, lucides, rationnels et réfléchis. Ces choix tiennent systématiquement compte du facteur handicap. Encore faut-il avoir les facultés et les ressources nécessaires pour pouvoir gérer sa vie en situation de dépendance.


Tout accompagnement médico-social engendre des rapports de force entre accompagnants et accompagnés. L’équilibre relationnel est donc aléatoire et fragile. C’est ce que j’appelle une relation de survie dans la mesure où elle se cantonne au matériel et à l’essentiel.

Psychologiquement et physiquement, les professions du médico-social sont parmi les plus vitales et les plus difficiles à exercer, parce qu’elles sont fondées sur l’interaction de deux humains engagés dans un processus d’interdépendance circonstancielle. Pourtant, elles sont parmi les professions les plus mal payées, les plus mal valorisées et les plus mal reconnues. Ce sont des métiers de la précarité sociale qui drainent des personnes elles-mêmes en situation de précarités. La précarité attire la précarité. À quel prix ? Le déplorer, c’est regarder la réalité en face, ce n’est ni faire injure aux professionnels ni faire de la discrimination.

L’intelligence du cœur ne suffit malheureusement pas à faire de bons accompagnants ni de bons accompagnés. De même, c’est bien d’être affable, serviable, attentionné, mais, idéalement, il faudrait que les professionnels aient un minimum de bagages expérientiels, voire intellectuels, afin d’être en capacité d’anticiper et de maîtriser des situations délicates, que l’on soit accompagné ou accompagnant.

Cela fait vingt ans que je m’adapte à des personnalités et des tempéraments d’hommes et de femmes, d’âge et d’horizons très variés. J’ai travaillé avec des personnes d’une humanité et aux compétences impressionnantes, par lesquelles c’était un bonheur d’être accompagné. D’autres, c’était invivable. Un enfer avec lequel il faut composer parce que les conditions ne sont pas réunies pour licencier.

Chaque recrutement implique des renoncements et des concessions particulières. Lorsqu’on n’a pas le choix, il vaut mieux être mal accompagné que pas du tout. Ce qui prime alors ce n’est pas mon confort, c’est la survie de l’équipe et un minimum de sécurité.

Combien de fois n’ai-je pas pris sur moi ? Combien de fois n’ai-je pas fait passer l’équilibre de l’équipe avant mes besoins ? Quel que soit le type d’accompagnement, être accompagné relève d’une forme de masochisme conscient.

Comment ne pas être usé psychologiquement après avoir vécu de telles épreuves ? Combien de fois mon accompagnement n’a tenu qu’à un fil, plus exactement à des personnes exceptionnelles de générosité, de fidélité et de volonté ? Rien n’est pire que de dépendre de gens insécurisés.

Être accompagné, c’est s’exposer à être victime de négligence, d’inadvertance, de baisse de concentration. Mais il vaut mieux le prendre avec philosophie qu’avec aigreur pour ne pas subir une double peine en se prenant la tête en vain. Personnellement, partant du principe que les gens qui m’accompagnent compensent mes déficiences en étant mon prolongement, je considère que les accidents corporels qui m’arrivent, par maladresse, font partie des risques inhérents à toute existence : ce n’est pas la faute de l’accompagnant si j’ai mal, c’est son fait. J’aurais très bien pu me faire aussi mal si je n’avais pas eu de handicap. Je ne saute pas de joie d’avoir mal en raison d’une inadvertance mais j’estime que cela fait partie des risques de la vie. De toute façon, ça ne sert à rien d’en vouloir à la personne responsable de la douleur, au contraire, ça ne peut qu’envenimer la situation. Oui, je peux l’engueuler, la couvrir de reproches, et alors ? Je n’aurais pas moins mal.


Bien sûr, il y aurait de quoi se prendre la tête dans une vie d’accompagné. Mais l’humeur, elle, n’est pas à la carte, c’est plutôt la surprise du chef.

Ma vie est un éternel recommencement. Jamais on n’est arrivé, quand on croit pouvoir souffler un peu, ça repart de plus belle. Cela vous rend humble ou désespéré. D’où l’intérêt de prendre les choses de la vie du bon côté et les unes après les autres, en faisant avec ses limites et ses capabilités du moment.

Néanmoins, à force de m’adapter, il est arrivé un moment où je ne savais plus qui j’étais. J’ai résisté contre vents et marées pendant une quinzaine d’années. Aujourd’hui, j’ai dû mal à supporter les intrusions dans mon intimité, les changements d’humeur, de tempérament et d’énergie, je me maîtrise par intérêt. Je fais avec en me raisonnant au maximum, pour le bien de tout le monde.

Parfois, j’aimerais pouvoir être moi en toute liberté et en toute tranquillité quelques jours durant, juste quelques jours. Mais ce ne sera pas pour cette vie. Je suis un caméléon sans rémission.

Partant, afin de me protéger a minima, je me replie de plus en plus en moi-même. Ce faisant, je fais faire le minimum de soins nécessaires pour me préserver au maximum du stress, de la nervosité ou du manque de douceur ambiants, plus prosaïquement de ma fatigue et du déploiement d’énergie désormais prégnants. Ce choix relève rarement d’une question de personne, je suis reconnaissant à ceux et celles qui m’accompagnent et font ce qu’ils peuvent dans la limite de leurs capacités. Je sais que je suis arrivé au bout de mes limites physiques et nerveuses. Je n’ai plus la patience ni l’énergie pour absorber les maladresses de mes accompagnants. Je ne peux pas changer le contexte, je ne peux que me faire une raison afin de dépenser le moins d’énergie vital possible. C’est une question de bon sens. Toute ma vie aura été question de bon sens, de logique, de persévérance et d’anticipation.

Je ne suis pas là pour changer les gens qui travaillent à mes côtés, pour les modeler à ma convenance. Et ils ne sont pas là pour me plaire à tout prix, ils font comme ils peuvent, même quand ils font mal, voire très mal. Je ne suis pas là non plus pour subir et souffrir à n’importe quel prix, en me voilant la face sur les incapacités du maltraitant. Tout est une question de juste équilibre.

Il n’y a rien à faire pour empêcher l’épuisement psychologique progressif. À moins d’être accompagné par des androïdes. Ce qui soulèverait sûrement d’autres problèmes. Peut-on l’atténuer ? Peut-être mais avec beaucoup de conditionnalités.

En effet, l’état des lieux n’est guère réjouissant :

  • La formation d’auxiliaire de vie est au rabais. Ce n’est pas fortuit si elle est corrélée au salaire, ou vice-versa. Plus basique que cette formation, il n’y a pas. Prouvant, s’il en était encore besoin, le peu de considération que l’on a à l’égard des personnes en situation de handicap. Les meilleures auxiliaires ont pour seuls bagages leur humanité et leur générosité honteusement exploitées. Cependant, pour beaucoup, c’est un boulot purement alimentaire.


  • On soigne pour être soigné, c’est indéniable, mais on soigne aussi avec ses séquelles et leurs répercussions inconscientes qui impacteront les personnes « soignées ». Or, la plupart des accompagnants n’ont jamais fait de thérapie.

  • Les personnes handicapées ne sont pas mieux loties. Le constat accablant dans une société prétendument civilisée et égalitaire. Les trois quarts de ces personnes ont un niveau scolaire très faible, ce qui est un surhandicap dans nos sociétés. De surcroît, elles sont également surhandicapées par les méfaits de la surprotection et des maltraitances diverses et variées qui sont leur lot quotidien. In fine, la population est particulièrement fragilisée. Bien que la loi du 11 février 2005 prône le droit à l’autonomie, c’est le régime de l’assistanat qui continue à prévaloir. Comment, dans ces conditions, posséder les ressources sémantiques et rhétoriques très utiles afin de gérer son existence, plus exactement les relations complexes avec les auxiliaires de vie ? Ces personnes sont des proies aisées ; attention à l’angélisme, toutes ne sont pas des proies, il existe des « handicapés » manipulateurs cyniques. Combien ont bénéficié d’une thérapie, voire d’un suivi thérapeutique ? Les résultats ne seraient pas négligeables sur le mieux-être des bénéficiaires.

  • Il est impossible de déceler certaines incompatibilités et inaptitudes éventuelles lors d’un entretien d’embauche. C’est d’autant plus dommageable que la plupart des humains ont du mal à reconnaître leurs limites, c’est-à-dire leur incapabilité à assumer un travail donné. Ce nihilisme est contre-productif, voire néfaste pour tout le monde. Et il en sera ainsi tant que reconnaître ses limites sera vécu comme un échec, alors que c’est une force.

  • Cela fait vingt ans que je déplore les insuffisances des formations aux métiers du médico-social. Les carences formatives, en termes d’éthique, de psychologie, de sexualité et d’intimité des personnes en situation de handicap, sont préjudiciables aux accompagnés et aux accompagnants. Ainsi, comment ne pas être traumatisé car on vient de vous refuser de placer votre main sur votre bas-ventre afin de vous empêcher de vous masturber ? Comment ne pas être traumatisé quand on rentre dans votre chambre comme dans un moulin, au moment où vous visionnez un film porno ? Comment ne pas être traumatisé alors que l’on vous a attaché sur la cuvette des WC pour vous empêcher de vous masturber ? Comment ne pas être ébranlé psychologiquement à la longue ? Qu’apprend-on durant la formation ?

  • Tout le monde a besoin de travailler pour vivre mais peut-on accepter de mettre le confort et la sécurité de personnes vulnérables entre les mains de gens pour qui ce ne sera d’évidence qu’un travail alimentaire ?


Les raisons qui expliquent l’érosion psychologique des personnes accompagnées au long cours sont multiples et diverses. L’accompagnement médico-social n’est pas à proprement parler un gage de stabilité et de sérénité, au contraire. Encore et encore sur le métier il faut remettre l’ouvrage, encore et encore s’adapter, s’accommoder, se refouler, douter, subir, se stresser, s’accepter.

Rien ne changera sans amélioration des conditions de travail, sans une sélection des postulants aux professions du médico-social, sans formation continue obligatoire et régulière, sans soutien et suivi psychologique des accompagnants et des accompagnés, sans tolérance ni égards mutuels, sans réel respect des droits et de l’intégrité des personnes accompagnées, sans recrutements importants, sans moyens budgétaires beaucoup plus conséquents donc.


Le secteur médico-social va mal, tout le système est à revoir et à remettre à plat en concertation et en parité, dans toutes les instances, avec les intéressés. Dans la majorité des cas, ces intéressés n’ont pas la liberté qu’ils seraient en droit d’attendre, pas d’autonomie digne de ce nom, et le respect de tous leurs droits. Parce que cela coûterait trop cher aux pouvoirs publics et contrarieraient les épiciers du médico-social.


Seul l’emploi direct, quelles que soient ses imperfections, permet d’avoir l’accompagnement le plus respectueux des droits, de l’autonomie et des libertés de la personne accompagnée. Car, même éprouvé nerveusement, je suis et je reste sujet à part entière, de ma vie.

Ce qui est inquiétant depuis quelques années, c’est de constater les difficultés croissantes à recruter en emploi direct, ajoutant une pression supplémentaire sur les épaules des employeurs en situation de handicap, en amplifiant d’autant la précarité des situations. À tel point que de plus en plus de personnes en situation de grande dépendance, dont je fais partie, n’écartent pas la solution de l’euthanasie en Suisse ou en Belgique, plutôt que de finir leurs jours dans des foyers « de vie » ou dans les rets de services prestataires. Ce qui en dit long sur leur réputation.

Plutôt mourir que d’être réduit à un objet de soins compassionnels entre les griffes d’un système conditionné et gestionnaire. Plutôt mourir que de voir son conjoint ou sa conjointe se sacrifier par amour, le voir s’épuiser par amour. Je n’ai pas fait d’enfants pour assumer mes vieux jours, ce n’est pas pour faire peser le pouvoir immense et ingrat sur l’être que j’aime par-dessus tout. Plutôt mourir que de servir de chair à dividendes à des charognards de la finance.

En fait, à bien y regarder, les pressions et les tensions psychologiques sont innombrables et constants lorsqu’on est en situation de dépendance. D’où la nécessité de réduire autant que faire se peut cette pression. Car c’est possible, c’est une question de volonté politique, d’éducation et d’éthique.

Il n’y a pas de fatigue psychique par hasard et ce n’est hélas pas un épiphénomène conjoncturel et temporaire, c’est l’addition de facteurs interdépendants, un symptôme de dysfonctionnements et de manquements sous-estimés ou négligés, volontairement ou non, aux profits d’intérêts économiques, politiques et capitalistiques.

Cela fait des décennies que je demande quelle est la valeur d’un être humain dans la précarité et vulnérable en France. La réponse tarde à venir car elle ne serait pas très honorable. Car pour améliorer la qualité des accompagnements médico-sociaux, encore faudrait-il montrer une réelle considération et une réelle reconnaissance envers toutes les parties prenantes, or on les rudoie.

L’accompagnement médico-social ne sera jamais parfait, car l’être humain est imparfait, mais il est sans conteste possible perfectible si l’État est prêt à y mettre les moyens (salaires, équipements, recrutements, logistique et encadrement). Encore faut-il sortir de l’infernale logique de rentabilité. Ce qui n’est pas le cas. On ne rentabilise pas la misère humaine, on la soulage. Des scandales dans le milieu médico-social montrent qu’on on est loin, très loin.

L’humanité, c’est comme la confiture, moins on en a plus on l’étale, dans des discours creux et des mensonges idéologiques.


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