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Corporatisme et médico-social

Le bal des egos


En France, en dépit du bon sens, le diplôme vaut bien plus que l’expérience. C’est le colt des sachants complexés, dégainé, telle une arme de destruction perfide, contre quiconque est susceptible de remettre en cause une prétendue autorité « légitime ». Qu’importe, si on est un piètre professionnel, le diplôme sauve de tout. C’est un outil de hiérarchisation pervers. Partant, de domination et de sectarisme. On ne pratique pas le mélange des genres chez ces gens-là. Les compétences cachent les carences !


Affligeant, désolant, agaçant, énervant, exaspérant, attristant, pitoyable, déplorable, irresponsable, désespérant, puéril. Les adjectifs pour définir le corporatisme contre-productif qui pollue le milieu médico-social, sont pléthoriques et décourageants.

Vous ne le saviez peut-être pas mais un cadre vaut bien plus qu’un éducateur spécialisé qui vaut plus qu’un moniteur éducateur, qui vaut plus qu’un aide médico-psychologique (AMP), qui vaut plus qu’un auxiliaire de vie, lequel vaut plus qu'un aide ménager qui, d’après cette logique, ne vaut pas grand-chose puisqu’il est au bas de l’échelle. De même qu’un enseignant spécialisé vaut plus qu’un Accompagnant des élèves en situation de handicap (AESH) dont le statut est bâtard, hybride, mal reconnu et mal payé, et pourtant ce métier est essentiel. Pourtant la complémentarité est un atout.

Ce complexe de supériorité du sachant, relativement fréquent, explique pourquoi j’évite de recruter des diplômés qui sont régulièrement une source potentielle de maltraitances par négligence, car dans l’incapacité d’être à l’écoute et de s’adapter spontanément. Et ça n’a pas évolué en 60 ans, c’est toujours le diplôme qui fait foi, pas les compétences expérientielles.


"... dans ce milieu (...) sans le savoir, on soigne pour être soigné."

Bien sûr, on invoquera rarement sa présumée supériorité de façon ostentatoire. Quoique. Il y en a qui ne doute de rien, comme j’ai pu le constater quelquefois, avec un amusement dépité. En fait, à le regarder agir, ce petit monde présomptueux essaye de se convaincre de son omniscience afin de se rassurer et de se valoriser. Pourquoi ? En raison, d’un manque profond et patent de confiance en soi fréquent dans ce milieu où, sans en être conscient la plupart du temps, on soigne pour être soigné.


Quoi qu’il en soit, par principe, on ne mélange pas les torchons et les serviettes. Quand bien même la complémentarité et la solidarité apporteraient un substantiel bénéfice à tout le monde. À commencer par les personnes accompagnées.


Egos tics


En fait, on cultive, de façon récurrente et prégnante, un mimétisme professionnel par commodité ou manque de tempérament, s’engouffrant dans des comportements, des projections et des représentations dégénératifs. Car il est plus facile de se laisser imprégner par les idées préconçues de sa corporation que par la réalité factuelle du terrain. D’autant que cela évite de se remettre en question.


Tous les professionnels ne se comportent pas en conquérant arriviste. Mais les chantres de l’assistanat continuent de dominer la scène du médico-social, expliquant l’involution permanente du système. Les tenants d’une démédicalisation de l’accompagnement des personnes en situation de handicap, d’une inclusion et d’une émancipation authentiques, ne font guère le poids face à l’orthodoxie dominante. Ils se soumettent ou se démettent bon gré mal gré.


Pourtant, les humbles en savent parfois davantage que les sachants. En vérité, c’est d’une relation de proximité, donc de confiance, dont on a absolument besoin dans l’accompagnement médico-social, car il est éminemment affectif. Ce facteur est trop négligé ou sous-estimé. Il n’empêche que cette relation de proximité fait cruellement défaut aux sachants, préférant cultiver une distanciation professionnelle censée être protectrice.

C’est navrant mais, là où le travail en équipe serait fondamental, de soi-disant « experts » préfèrent défendre sourdement leurs plates-bandes et leurs prérogatives. Derrière ce corporatisme d’un autre temps, c’est d’orgueil et de misérabilisme dont il est question. Au demeurant, ce n’est pas le bien-être, le confort et la qualité de l’accompagnement qui priment dans cet individualisme irresponsable, c’est la défense d’intérêts particuliers et partisans, au détriment des personnes auxquelles on est censé apporter du mieux-être, de l’autonomie, de la culture.

Là où la solidarité et la complémentarité, l’humanisme et la complicité, devraient s’imposer, se joue une commedia dell’arte kafkaïenne sur le dos de bénéficiaires lésés, victimes de rapports de force indigents et ineptes.


Egos décentrés


Quand on commence à se sentir plus intelligent que son prochain, c’est le début du manque de discernement et la fin de l’empathie.

Heureusement, le ridicule ne tue pas, il ferait des ravages chez certains professionnels déconnectés de la réalité, ou trop conditionnés par des systèmes de socialisation rétrogrades. C’est la faute à qui, ces comportements corporatistes triviaux et délétères ? D’une part, à l’attachement démesuré aux diplômes dans notre culture élitiste, à la primauté du bagage intellectuel sur le bagage expérientiel. D’autre part, à l’obsolescence des formations aux métiers du médico-social. Ce qui me désole, c’est que je fais le même constat depuis vingt ans : ces formations sont dépassées, hors champ, incomplètes, inadaptés à l’évolution de la société, donc des personnes accompagnées.

Malheureusement, le conservatisme et l’académisme continuent à imposer une vision médicalisée et étriquée de l’accompagnement médico-social. La technicité l’emporte de facto sur l’humanité, et cela sera ainsi tant que l’assistanat prendra le pas sur l’autonomie.

"l’accompagnement médico-social vidé de sa finalité humaniste"

On comprendra pourquoi, dans ces conditions, je n’ai pas d’estime pour les « experts » nombrilistes, les professionnels imbus d’eux-mêmes, tous les sachants hégémoniques et infatués. Les orthodoxes du médico-social réfrènent toute velléité d’émancipation et de modernisation structurelles et culturelles de l’accompagnement médico-social vidé de sa finalité humaniste.

Entre censure et omerta, le médico-social s’évertue à imposer la prégnance de l’assistanat médicalisé dans le quotidien des personnes « handicapées ». Il est malvenu, dans ce microcosme compassionnel, de sortir des clous de la surprotection, et de reconnaître ouvertement des tensions interprofessionnelles, des dysfonctionnements ordinaires, dont des maltraitances banalisées et normalisées à force d’être quotidiennes.


Qui osera dénoncer ouvertement ces dérives socioprofessionnelles préjudiciables à tout le monde et, en premier lieu, aux sujets réifiés d’une hypocrisie culturelle et sociale dégradante ? Car le bien-être et les droits des personnes en situation de dépendance sont secondaires, voire accessoires, dans un système de santé souvent déshumanisé et profondément déshumanisant.


Si l’enfant que je fus a instinctivement pressenti les perversions de ce Charity business délétère et mielleux, refusant d’être scolarisé dans une école spécialisée et institutionnalisé dans une usine à briser les velléités d’émancipation et d’autonomisation, c’est que la situation était déjà inquiétante et les promesses de confort et de sécurité peu crédibles. Ça sentait déjà l’arnaque humanitaire dont seuls les plus forts, les résilients, sont capables de réchapper.

La plupart des enseignants de ces écoles (in)adaptées fabriquaient alors, et continuent de le faire, des handicapés dociles, des inadaptés sociaux sous-cultivés. Sinon comment expliquer que le niveau scolaire des trois quarts des élèves ayant « bénéficié » d’un enseignement spécialisé est égal ou inférieur à la 3e ? Tout le monde semble se satisfaire de cette réalité. Pourquoi ? Cela arrange qui, cette scolarisation au rabais ? J’ai un souvenir lénifiant et soporifique de mes rares passages dans des classes « adaptées ».


Récemment, je suis intervenu auprès d’un groupe d’AESH et d’enseignants spécialisés. Nonobstant que ça s’est déroulé par visioconférence, donc dans un cadre dépersonnalisé, voire anonyme pour la majorité des participantes (participants ?), qui ont laissé constamment leur caméra et leur micro éteints, la plupart des stagiaires sont restés muets. Impossible donc d’avoir une interaction efficiente, de voir les réactions ou les mimiques éventuelles suscitées par mon intervention, et de me faire une idée de l’intérêt ou non des personnes présentes. In fine, il me reste une impression de cette expérience peu convaincante et peu convaincu par son impact. D’autant que la visioconférence cultive une certaine superficialité et encourage une certaine paresse chez les moins motivés.


Conclusion


Comment considérer l’autre comme son égal en le maintenant dans l’assistanat ? L’assistanat est un champ clos bouffi d’infantilisme, de stigmatisations, de conflits d’intérêts, de rapports de force, et de dénis d’humanité, donc de maltraitances. En outre, les dommages collatéraux sont nombreux puisque les professionnels de qualité pâtissent tout autant de cette réalité affligeante que les personnes en situation de dépendance.

À supposer qu’un changement de politique sociale et une évolution des mentalités soient possibles, dans ce milieu qui ressemble plus à un pré carré qu’à un espace de liberté, encore faudrait-il que les ressources humaines et financières soient à la hauteur du défi. Ce qui, à l’aune du néolibéralisme, paraît totalement utopiste. En théorie, le médico-social devrait presque être un paradis d’humanité, en pratique, les promesses de respect des droits, d’autonomie et d’inclusion ne sont pas tenues.

L’État conduit une politique d’épicier aux dépens des plus vulnérables, au mépris de toute justice sociale. Pour lui, la misère humaine est une charge budgétaire pas une richesse spécifique et singulière.

L’assistanat arrange trop de monde pour être relégué dans les oubliettes du misérabilisme à la française, il a trop d’avantages économiques pour que les lobbies et les idéologues de droite s’en privent.


"En théorie, le médico-social devrait presque être un paradis..."

Je suis triste et pessimiste devant cet embourbement social moyenâgeux, cette exploitation de la vulnérabilité humaine, au point de justifier sans la moindre honte une maltraitance institutionnalisée. Lorsque je vois l’enthousiasme des novices, des postulants aux métiers du médico-social, comment ne pas penser aux désillusions que connaîtront probablement la plupart ? Comment espérer une évolution tangible dans les pratiques et les comportements professionnels, alors que le problème majeur n’est pas d’ordre technique mais humain ? Il est utopique d’espérer une conscientisation généralisée des egos professionnels exerçant dans le médico-social, il faut donc faire avec.


On ne peut pas changer les individus contre leur gré, on pourrait en revanche élaborer un programme de prévention et d’anticipation de ces agressions. Par conséquent, quand se décidera-t-on à donner aux personnes handicapées les outils nécessaires pour se protéger a minima des répercussions des conflits d’egos dans lesquels ils sont immanquablement impliqués, directement ou non, leur vie durant ?

Suis-je bête, on ne peut pas à la fois surprotéger les « pauvres-petits-handicapés-sans-défense » et les traités en personnes responsables, auxquelles on apprendrait à endosser leur vie en marge, comme on apprend les fondamentaux d’un métier. Car, vivre avec un handicap, c’est se préparer à une vie de négociations, de compromis et de renoncements, ou de soumission. Encore faut-il apprendre à négocier et à se préserver autant que faire se peut de ces inévitables agressions égotiques. Des tensions, dont on sera témoin, victime et/ou coupable, inhérentes à tout accompagnement médico-social.

Toute ma vie, j’ai appris à écouter les limites de mon corps et de mon mental afin d’essayer de me protéger autant que possible de ces dérapages relationnels imprévisibles. Dès lors, si l’on pouvait éviter les rapports de force égotiques, tout le monde y trouverait son compte et des raisons d’espérer en son prochain.

Avoir un handicap, ce n’est pas une fatalité. Ce n’est pas non plus une sinécure.

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