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Cadres hors cadre


Introduction


Pourquoi je veux être directeur d’un établissement médico-social accueillant des personnes en situation de handicap ? Qu’est-ce que j’attends de cette profession éminemment affective et projective ? Sachant que je vais travailler au plus près de l’intimité des personnes dont j’aurai la responsabilité et que je vais diriger des professionnels de l’accompagnement médico-social qui sont au plus près des résidents, quel est mon rapport avec mon corps, mon sexe, ma sexualité, mon intimité mais aussi le genre, la religion ou la pudeur ?


Quoi qu’on en pense, et ce sera notre postulat, ce travail de conscientisation est fondamental à entreprendre pour les cadres afin qu’ils puissent défendre une politique humaniste. Sans ce travail d’introspection comment prétendre à une présence juste et empathique à l’égard des personnes que l’on accueille ?


D’où je parle ?


Pendant plus de 20 ans, dans le regard des autres et dans mon esprit, j’étais handicapé ; mais, à force de me l’entendre dire, j’ai intégré le fait d’être un handicapé et rien qu’un handicapé, avec son cortège de misérabilisme, d’apitoiement et de surprotection maternante. Jusqu’au jour où j’ai rejeté ce fatalisme socio-culturel abêtissant et avilissant, après un long travail d’introspection et de réflexion sémantique. Comprenant que je ne suis pas handicapé mais que j’ai un handicap. Cette nuance est essentielle car, inconsciemment, d’assisté dans sa tête, on devient progressivement autonome, on intègre sa citoyenneté et sa spécificité. Car, avoir un handicap, c’est être porteur d’une spécificité, alors qu’être handicapé, c’est être réduit à son handicap. Être handicapé, ce n’est pas une identité, c’est une tache sociale qui vous réduit au statut de citoyen au rabais, c’est une anormalisation rédhibitoire. Alors qu’avoir un handicap, c’est l’expression d’une singularité plus ou moins pénible à assumer. Je me suis approprié mon identité et mon autonomie quand je me suis défait des chaînes mentales qui avaient conditionné mon regard sur mon handicap.

Ce jour-là, « on » est devenu « je ».


Mon rapport à la vie affective et sexuelle


J’ai de tout temps eu un rapport très libre et ouvert à la sexualité et à l’affectivité. Peut-être parce qu’une dépendance physique permanente relativise grandement les notions de pudeur et d’intimité ? De telle sorte que je me suis naturellement engagé en faveur de la reconnaissance des besoins affectifs et sexuels des personnes en situation de handicap, en France. Je sais trop bien la souffrance que représente l’abstinence sexuelle, par contrainte idéologique et morale, pour ne pas militer en faveur d’une plus grande ouverture d’esprit, de plus d’humanisme et de prise de risque (inexistant) de la part des cadres. Reconnaître et accompagner la vie affective et sexuelle des résidents, c’est mener une politique humaniste et humanisante.

Ma rencontre avec les cadres


J’ai travaillé une vingtaine d’années dans et pour le milieu institutionnel, le plus souvent mes interventions étaient commanditées par des cadres – directeur général, directeur ou chef de service. J’ai ainsi pu voir, à maintes reprises, un échantillonnage diversifié et représentatif des pratiques de gestion dans les établissements médico-sociaux. Cette expérience m’a permis de constater les carences les plus fréquentes rencontrées dans les établissements médico-sociaux et de me faire une idée sur les solutions possibles afin d’y remédier. Car de nombreux cadres, à tous les échelons, sont souvent hors cadre à bien y regarder.


Ainsi, entre des cadres qui me demandaient d’intervenir afin d’apporter mon expertise, non par conviction humaniste, encore moins par souci de faire évoluer les pratiques dans leur établissement, juste par opportunisme (j’étais alors à la mode en raison de mes engagements socio-politiques), et des cadres ayant une authentique volonté d’améliorer les conditions d’hébergement et de travail dans l’établissement sous leur responsabilité, mais manquant de moyens et d’effectifs suffisants, il y a de multiples nuances.


Constat inquiétant


En fait, combien d’entre eux sont purement et froidement des gestionnaires qui, dans le pire des cas, n’ont guère d’états d’âme (cf. ORPEA, le scandale le plus récent en la matière) dès lors qu’il s’agit de faire des économies et des profits ? Au surplus, ils n’ont parfois (souvent ?) aucune connaissance ou une connaissance a minima du secteur médico-social. Ce qui est accessoire puisque le maître mot, ici, c’est rentabilité à tout prix, voire à n’importe quel prix, et dividendes à profusion, ce n’est donc pas la qualité qui prime mais la quantité.


Ce constat effrayant et révoltant n’est cependant pas spécifique aux EHPAD. En effet, ce type de dysfonctionnements inhumains se rencontre aussi dans de nombreux établissements recevant des personnes en situation de handicap ; quand bien même elles sont sous la tutelle d’associations de défense des droits des personnes handicapées.


Ce constat est-il véritablement surprenant pour les connaisseurs du milieu médico-social ? Comment s’en étonner alors que l’on confie de plus en plus, en dépit du bon sens, la gestion d’établissements médico-sociaux à des comptables, des hauts-fonctionnaires et des administrateurs qui n’ont guère d’expérience dans le médico-social plutôt qu’à des femmes et des hommes de terrain.


Mais avoir été professionnel de l’intervention sociale n’est pas non plus forcément un gage de bonne gestion de proximité, c’est-à-dire de gestion humaniste et humanisante. J’ai rencontré des anciens éducateurs spécialisés devenus cadres coupés de la réalité, d’une certaine réalité du moins, convertis à une vision comptable et rationnelle de leur poste d’encadrement, au détriment de la qualité de l’accompagnement médico-social et des conditions de travail. Ces personnes sont-elles le fruit du système qui les a engendrés et formatés ? En effet, on ne dirige pas un établissement médico-social comme on dirige une banque ou une entreprise. Les enjeux ne sont pas tout à fait les mêmes. Une gestion comptable produit immanquablement, au bout de la chaîne humaine de la maltraitance réciproque.


Formation lacunaire ?


Mon expérience en tant que formateur dans le médico-social et le social m’a permis de constater que les formations aux métiers du médico-social, à tous les échelons, ne sont pas adaptées à l’évolution de la société. Comme si l’on considérait que les personnes en situation de handicap n’avaient pas évolué en même temps que la société ? Comme s’il n’arrivait pas à se défaire de l’assistanat et à considérer les personnes handicapées autrement que par le prisme de l’objet de soins ?

Bien sûr, la rhétorique a changé, tout le monde s’est adapté, en apparence et en théorie du moins, à la sémantique inclusive et émancipatrice désormais en vigueur mais, dans les faits, il en va tout autrement. Confirmant, s’il en était besoin que les bonnes intentions ne font toujours pas obligatoirement de bonnes attentions. Désormais, ne pas évoquer les droits des personnes dans les foyers médico-sociaux, leur autonomie, leur intimité, leur affectivité et, surtout, leur sexualité, c’est s’exposer à être ringardisé. Depuis 20 ans, sous l’égide des cadres, les chartes de bonne conduite font florès. Pour quoi faire ? Se donner bonne conscience, en faisant participer les résidents à l’élaboration de cette charte qui n’est que l’arbre qui cache la forêt de l’assistanat. À quoi servent des théories, aussi citoyennes et libertaires soient-elles, si elles ne sont pas mises en pratique ? N’y a-t-il pas un jeu de dupe dans cet apparat rhétorique pour estomper les insuffisances et sauver les apparences démocratiques, ce brassage plein de bonne volonté in fine frustrant pour tout le monde, accompagnants et accompagnés ?

Évidemment, le manque endémique d’effectifs et de moyens budgétaires suffisants peut expliquer en partie les dysfonctionnements et les maltraitances ordinaires quotidiennes, mais cela n’explique ni n’excuse tous les manquements et toutes les dérives protectionnistes ambulantes.


Conscientisation


On ne fera pas l’économie de réformer sérieusement les formations aux métiers du médico-social et du social. Parce que les réformes des deux dernières décennies n’ont toujours pas pleinement saisi l’ampleur de la mutation des personnes en situation de handicap, de leur évolution culturelle, de leur volonté d’être prises en compte et que leurs droits et leurs besoins soient respectés dans leur entièreté. En effet, comment se sentir pleinement citoyen et libre de jouir des opportunités et des possibilités qui s’offrent à soi dans une société consumériste et libertaire, si l’on est sans cesse contingenté, qui plus est pour des motifs fallacieux ?

Or, les formations, toutes les formations, allant des auxiliaires de vie aux éducateurs spécialisés et autres cadres, ne prennent pas suffisamment en compte cette évolution culturelle et politique des personnes handicapées. Les formations restent trop techniques, didactiques et, surtout, détachées de la réalité du terrain. Car elles sont inspirées et imprégnées par la culture de l’assistanat, c’est-à-dire la culture du (bien) faire, non la culture de l’être.

Comment peut-on appréhender objectivement des personnes en situation de dépendance sans avoir fait au préalable un réel travail sur soi-même ? Comment être présent à l’autre sans être présent à soi ? Comment être empathique avec son prochain sans être connecté à lui ? Comment défendre le droit à l’autonomie sans avoir conscience de la nocivité de l’assistanat ?

Dans le médico-social, le savoir-faire ne suffit plus, il est urgent de savoir-être. Encore faut-il, en amont, entreprendre un travail sur soi-même pour être en capacité de faire évoluer son positionnement à l’encontre des personnes accompagnées. D’où la nécessité de faire évoluer les formations. Celles-ci, en raison d’un conformisme étriqué prégnant, négligent l’importance et les retombées de l’affectivité, des représentations et des projections, entre autres, dans les relations d’aide à la personne. D’où l’urgence d’intégrer dans toutes les formations un module approfondi consacré au travail de conscientisation.

Ce travail personnel de conscientisation est primordial, me semble-t-il, pour tous les candidats à des métiers du médico-social.

En effet, il est illusoire d’espérer éradiquer un jour la maltraitance ordinaire sans avoir fait un travail en profondeur autour des motivations et des attentes de chaque prétendant à ces professions qui sont, pour certaines, parmi les plus difficiles et les plus exigeantes dans le champ de l’accompagnement de personnes en situation de dépendance physique et/ou mentale.


Questionnement éthique


Comment aborder sereinement et avec empathie une relation d’aide sans avoir « défriché » avant un tant soit peu son inconscient, sachant que la relation d’aide est une relation en miroir animée par des rapports de force insidieux et pervers lorsque les enjeux humanistes sont négligés, voire ignorés ? Est-ce éthiquement défendable d’être directeur d’un foyer de vie sans connaître la vie de ce foyer et sans avoir eu préalablement des expériences de terrain concrètes ? Comment être empathique avec les employés et les résidents sans avoir été sensibilisé soi-même à leurs conditions de vie auparavant ? Comment considérer les personnes dont on a la responsabilité comme des sujets alors que l’on applique une gestion austéritaire déshumanisée ?


En établissement, il y a trop fréquemment la théorie et la pratique, le décor et l’envers du décor, les apparences et la réalité, et cette dichotomie est un terreau idéal pour justifier la maltraitance ordinaire. Mais comment, moi humain, puis-je mener une gestion maltraitant explicitement d’autres humains ? Et il n’est pas rare que les dégâts soient collatéraux, les employés faisant parfois autant les frais d’une telle politique que les résidents.

En fait, cette question terrible de la maltraitance consciente touche tous les maillons de la chaîne médico-sociale. D’où l’importance de réformer toutes les formations, en insistant sur la conscientisation des postulants et la sémantique.

« J. est directeur d’un établissement accueillant des personnes déficientes intellectuelles, un des résidents n’arrêtait pas de fuguer, mettant sa vie en danger, car il voulait avoir des relations sexuelles, jusqu’au jour où J. prit la décision de lui faire rencontrer une péripatéticienne ; aussitôt les fugues ont cessé et le résident s’est épanoui. Preuve qu’il est des infractions à la loi qui sont humainement payantes et sans risque dès lors qu’elles sont de bon sens et humaniste. Cet exemple touche à la sexualité mais il y a aussi les innombrables atteintes à l’intégrité physique, à l’intimité, à la dignité et à l’autonomie. Un cadre n’est-il pas censé être garant de la bientraitance et du respect des droits des résidents ? »


Sémantique


Les formations sont pauvres en matière de sémantique, quand ce domaine n’est pas totalement absent des modules enseignés. Pourtant, comment espérer changer les regards sans employer les mots justes ?


La parole est déterminante dans la prise en compte de son prochain. Si l’on prend les personnes en situation de handicap, elles sont conditionnées à être assistées grâce à un vocabulaire culpabilisant, stigmatisant et réducteur. N’oublions pas que l’on parle sans cesse à l’inconscient, l’imprégnant de façon insidieuse de préjugés, d’idées reçues et d’idéologies parfois nocives.

À force d’entendre que vous êtes (un) handicapé et qu’on vous prend en charge, vous devenez une charge handicapée, culpabilisant d’être un poids social. On devient handicapé par conditionnement.

L’assistanat n’est rien moins qu’un regard fatal et jugeant posé sur son prochain en situation de handicap, autre, différent. L’assistanat est un enfermement psychique et socioculturel dans des stigmates discriminatoires.

Pourtant, un travail minutieux sur la sémantique est prépondérant si l’on souhaite avoir une approche réellement inclusive de la personne handicapée. Or, ce n’est pas encore le cas dans les formations actuelles, a minima c’est très insuffisant d’après mon expérience professionnelle.

Pourtant, étudier la sémantique dans le champ du handicap, c’est avoir pleinement conscience de l’importance de démédicaliser les personnes handicapées et de cesser de les réduire à une apparence bien pratique pour les vider de leur essence. C’est les prendre en compte et non plus les prendre en charge afin de les rétablir dans leur humanitude. C’est les prendre en considération et les considérer comme des égaux.

Comment pourrais-je oublier que, durant des décennies, je n’étais rien aux yeux du lambda, rien qu’un handicapé, c’est-à-dire un assisté chronique irrémissible ? D’autres décidaient et faisaient pour moi, au prétexte que j’étais irrémédiablement incapable. De ce fait, changer son regard sur les personnes a priori différentes, c’est leur restituer leur humanité édulcorée.


Conclusion


Trop de cadres sont formatés pour être des gestionnaires bien davantage que les garants des bonnes conditions de travail et du bien-être des personnes accompagnées, dans le respect des droits de chacune et de chacun des protagonistes de l’accompagnement médico-social.


Économiser, rentabiliser, manipuler, mépriser et/ou se voiler la face devant les infractions, à des degrés divers, au code du travail et aux droits des résidents, ce sont malheureusement des comportements plus fréquents que la bonne conscience politique et sociale ne veut le reconnaître. Car le médico-social est devenu une machine à broyer de l’humain au profit d’intérêts pécuniaires supérieurs.

Partant, on ne forme pas prioritairement les cadres à l’humanisme mais aux règles du capitalisme. Qui plus est, si d’aucuns ont des velléités d’améliorer les conditions de travail et de vie dans le foyer « de vie » qu’ils dirigent, les enveloppes budgétaires qui leur sont allouées se chargent de les raisonner.


Il est urgent de proposer une formation sur la vie affective et intime et sexuelle adaptée aux cadres et dirigeants dans le sens d’une réelle prise en compte des besoins et des capacités des protagonistes, afin de rendre toute sa dimension humaniste aux mots solidarité, humanité, égalité, liberté et intégration. Il est urgent que les cadres, tous les cadres, aient pleinement conscience des enjeux humains qu’implique leur gestion.

Il faut une formation véritablement centrée sur un travail de conscientisation des cadres, les amenant à s’interroger sur leur propre rapport à la question de l’intime, de l’intimité et de la sexualité, leur sexualité !

Mais cela ne se fera pas sans une authentique volonté politique, donc un changement d’idéologie dominante. Car c’est la place et la valeur de chaque être humain qui est en ligne de mire. Pour le moment, cette valeur est nulle ou, au mieux, réduite à sa portion congrue, au vu des récents scandales qui entachent le monde du médico-social.



N.B. : cet article a été écrit pour la revue Vie Sociale n° 38. Il a été composé avec la collaboration de Thierry Chartrin, responsable du service Innovation et Développement à l’ARIFTS Pays de Loire, docteur en sciences de l’éducation qui a fait le travail de relecture et de mise en page.

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