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Assistanat et inculture



Préambule

En plagiant une citation attribuée au général Philip Sheridan (1), je dirais qu’un bon handicapé est un handicapé inculte (donc de préférence soumis). D’aucuns ne manqueront pas de s’offusquer devant ma sentence lapidaire mais ils seront bien en peine de me démontrer que j’ai tort. Implicitement, l’inculture est le terreau idéal pour cultiver l’assistanat. Globalement, la scolarisation des jeunes handicapés est anémique ; année après année, on fait le minimum syndical, les budgets sont insuffisants.

L’assistanat, c’est l’art du maternage, de l’infantilisation, de la surprotection, donc de la passivité, du laisser-aller et du laisser-faire, de la résignation et de la complaisance. Tandis que la culture, c’est un outil d’émancipation, d’autonomisation par une démarche intellectuelle volontaire. Cette dichotomie conceptuelle est propre au médico-social et particulièrement préjudiciable aux victimes. Un préjudice moral et social qui arrange beaucoup de monde, car il maintient les « jouets désincarnés et dévitalisés » de ce Charity business dans un état de dépendance qui ne dit pas son nom. Assistanat et culture ne font pas bon ménage à cause, entre autres, d’un déficit de considération à l’égard des assistés.


Quelques chiffres

Selon CETTE ÉTUDE réalisée en 2022, 3,20 % des élèves, soit 420 000, étaient en situation de handicap, dont 66 000 scolarisés en milieu protégé. Combien d’enfants ne sont pas scolarisés ? Parmi ces 420 000, plus de 40 % présentaient un trouble moteur ou sensoriel, ils étaient donc potentiellement en capacité de suivre un cursus scolaire « normal » ou traditionnel.

En fait, si on constate des progrès en matière de scolarisation des élèves en situation de handicap, ces vingt dernières années, ils sont néanmoins trompeurs et largement insuffisants. D’une part, nombre d’élèves handicapés sont scolarisés à mi-temps ou par intermittence, du fait d’une importante carence en accompagnants d’élèves en situation de handicap (AESH). D’autre part, la majorité ne va pas au-delà du second degré, non par manque d’intelligence mais de stimulation, d’encadrement, de budgets congrus et en raison de beaucoup de mauvaises volontés, à tous les étages de la chaîne éducative.

De toute façon, l’intérêt et l’importance d’instruire, dès le plus jeune âge, les enfants en situation de handicap ne sont toujours pas entrés dans les consciences de la plupart des décideurs. En effet, handicap égale assistanat qui égale incapabilité, est un préjugé bien enraciné. Dans un tel contexte, la culture est accessoire. Pourtant, sa pauvreté est néfaste à bien des égards. Notamment, face aux experts. Raison pour laquelle tant de personnes en situation de handicap sont des objets de soin soumis au pouvoir médical, incapables d’avoir leur propre opinion sur les soins qu’on leur donne, donc incapables de s’opposer au traitement qu’on leur prescrit. Ce que j’ai fait tout au long de ma vie : on ne m’a jamais imposé un traitement dont je ne sentais pas l’intérêt.


La culture et moi

Je n’ai pas pu aller en maternelle. À la fin des années 50, on n’en voyait pas encore l’utilité pour les petits handicapés. Au demeurant, si l’école n’avait pas été obligatoire, et un droit constitutionnel, se serait-on donné autant de peine afin de scolariser les jeunes en situation de handicap ? Au vu du peu d’entrain montré par les gouvernements après la seconde guerre mondiale pour augmenter le budget de l’Éducation nationale et de l’accompagnement médico-social, on ne peut pas attendre de miracle. Dans l’inconscient collectif, le handicap est a priori voué à être et à rester ignare.

J’ai commencé mon cursus scolaire à six ans. Dans un premier temps, mes parents m’ont inscrit à Strasbourg, dans une classe spécialisée gérée par l’Association des paralysés de France (APF). Pour m’en ressortir une semaine plus tard, sur mon insistance. Je refusais de continuer à aller à l’école avec des handicapés.

À six ans, je trouvais déjà l’enseignement « adapté » chiant et lénifiant. On ne donnait pas des cours à des enfants mais à des enfants handicapés. C’était censé être de l’instruction sur-mesure mais c’était surtout de l’infantilisation, de la scolarisation pour la forme. On attendait le minimum d’eux puisque de toute façon « il y a peu de chances que ça leur serve un jour à quelque chose ».

La présomption de capabilité n’existe pas dans notre culture. Et elle n’est pas près d’exister quoi qu’en disent les experts en théories compassionnelles. (2)


Mon refus d’être réduit à mon handicap m’a finalement valu d’être accepté dans l’école de mon village. Elle n’était pas accessible mais elle était accueillante, adaptable et inclusive avant l’heure. Dès lors, j’ai bénéficié des mêmes traitements que mes camarades, la majorité des enseignants, parfaitement conscients de mes capacités intellectuelles, n’hésitaient pas à exiger le maximum de moi. Jamais, je n’ai bénéficié de faveurs ou d’indulgence particulières au motif que j’étais handicapé, et je ne peux que leur en être reconnaissant, sans eux je serais un assisté dans un établissement médicalisé ou croupissant dans un appartement maussade.

Sept ans plus tard, les circonstances m’ont amené à re fréquenter brièvement l’école médico-sociale d’un foyer de vie de l’APF. Rien n’avait changé, c’était gentillet, ennuyeux, infantile et dévalorisant. On oublie ou on feint d’oublier que la valorisation et l’émulation se trouvent dans l’effort, pas dans l’indolence et l’oisiveté. Rien n’est plus néfaste que la paresse intellectuelle.

J’ai dû quitter l’école à quatorze ans : mon handicap avait trop évolué et l’informatique ne prendrait son essor que vingt ans après. Cependant, j’avais pris goût aux études, je suis par conséquent devenu autodidacte, d’autant que j’étais pleinement conscient qu’il n’y a pas d’autonomie sans culture. Or je voulais être autonome. Alors je me suis cultivé !


L’urgence de scolariser

J’ai le sentiment que presque tout le monde s’en fout plus ou moins de l’épanouissement et de l’émancipation des assistés et ceux qui s’en soucient sont souvent découragés par les entraves générées par le système.

En fait, assistanat et culture sont antinomiques, voire antagonistes. Je n’aurai de cesse de répéter qu’il est bien plus aisé de manipuler une personne assistée plutôt qu’une personne autonome. La personne assistée n’a généralement pas les outils et le savoir nécessaires pour argumenter, donc pour se défendre et faire valoir ses droits ; elle subit sa vie plus ou moins tacitement et nonchalamment.


Les professionnels du médico-social n’ont pas le temps et/ou pas les moyens, pas l’envie ou les capacités pour convaincre les jeunes qu’elles accompagnent de l’intérêt de se cultiver. Est-ce leur rôle ? Personnellement, de par mon expérience, je pense que oui, parce que mes parents n’auraient pas pu le faire. Alors que les stimuli autant que les apports extérieurs sont primordiaux. Ainsi, mes cinq années passées dans un service de réanimation ont été pour moi un bouillon de culture grisant. Médecins et infirmières ont nourri ma soif de curiosité et de connaissance par leurs conseils culturels tous azimuts.

Malheureusement, le milieu médico-social est globalement déficitaire culturellement parlant, voire franchement indigent, spécialement à domicile. Cela s’explique notamment par le niveau d’études très bas, et c’est un euphémisme, à la fois des accompagnants et des accompagnés ou, si l’on préfère, de la plupart des assistants et des assistés. Ce constat de refus de l’effort nécessité par tout apprentissage, n’est pas spécifique aux handicapés, c’est un phénomène sociétal de régression culturelle. Partant, comment stimuler la curiosité et l’envie de s’ouvrir aux savoirs ? Il ne s’agit pas d’engendrer des génies mais d’éveiller des consciences, voire des vocations, ou même de révéler des talents insoupçonnés. Sortir les personnes d’une apathie sclérosante en ouvrant leur esprit à l’inconnu et à l’expérientiel.


« J’aime pas », « ça ne m’intéresse pas », « c’est pas mon truc », « bof » ou « je m’ennuie », « je ne sais pas quoi faire », « j’ai pas de chance », « ça n’arrive qu’à moi », sont des réflexions fréquentes, si ce n’est quotidiennes, que l’on entend dans la bouche d’innombrables personnes handicapées isolées et désœuvrées.

La majorité des personnes handicapées vivant à domicile a pour principal pôle d’intérêt les réseaux sociaux, les jeux vidéo et la télé. En deux décennies, Facebook est devenu, me semble-t-il, la référence culturelle d’au moins 80 % des Français et spécialement des personnes en situation de handicap, il leur donne l’illusion d’échapper à leur isolement. C’est le lien social par excellence.

Charles s’ennuie, Charles se plaint de s’ennuyer, Charles passe sa journée sur Facebook, à la rigueur il regarde un match de foot ou un talk-show. Charles ne lit jamais, va rarement au cinéma, encore moins à un concert et pas du tout à des expositions. Charles est végétatif, il se morfond, il procrastine, il pleure sur son sort, obsédé par l’idée de rencontrer l’amour. Charles est trentenaire. À l’instar de ses auxiliaires de vie, il est illettré. Il est très rétif à tout effort intellectuel. C’est la victime fataliste typique. Il subit, il survit. De surcroît, le service d’aide à domicile lui fait fréquemment vivre l’enfer, à l’instar de ses congénères qui dépendent des services prestataires. Car de nombreux auxiliaires de vie ont une conscience professionnelle relative, pratiquant l’absentéisme inconséquent à longueur d’année. Il attend régulièrement, parfois assis dans son urine, voire dans ses selles, jusqu’à 11 heures ou plus, que l’auxiliaire soit disponible, celle du matin s’étant mise en arrêt maladie sans prévenir ?

Des Charles, ou des Martine, il y en a des tas dans le microcosme du handicap, à domicile et en foyer de vie. Ils sont la conséquence combinée d’un encadrement éducatif défaillant, de conditions de travail inhumaines, d’irresponsabilité et d’une désinvolture environnementale, si ce n’est d’une idéologie de l’assistanat. Au demeurant, les parents ne sont souvent pas les derniers à estimer que l’instruction de leur enfant n’est pas vitale pour son avenir. Pourtant, il suffit de se balader dans Facebook pour croiser ces laissés-pour-compte de l’enseignement et de la culture.


Tartufferie politique et sociale

Dans sa grande bonté, le législateur octroie 30 heures de participation à la vie sociale par mois. Une heure par jour ! Vous faites quoi avec une heure par jour ? Bien sûr, on peut regrouper les heures mais la limitation reste très contraignante. Restreindre le temps de participation à la vie sociale, c’est faire preuve de cynisme. Certes, la vie est faite de choix, donc de frustration, mais comment encourager quelqu’un à se cultiver en conditionnant sa participation à la vie sociale ? Elle ne peut pas être entravée, elle est liberté. Un forfait de 30 heures, ce n’est pas franchement incitatif, surtout si les loisirs culturels sont considérés a priori comme barbants. Il faut du temps pour apprécier et apprendre. Le forfait « participation à la vie sociale » n’offre pas suffisamment de temps pour d’ineptes raisons budgétaires.

Par ailleurs, les professionnels du médico-social, particulièrement les auxiliaires de vie, ne sont pas vraiment formés pour faire de l’accompagnement culturel. De toute façon, on ne peut pas transmettre ce que l’on n’a pas.

D’où le sentiment de tartufferie qui prévaut lorsque l’on aborde ce sujet pourtant vital. Les formations aux métiers du médico-social ne sont pas élaborées pour pratiquer de la stimulation culturelle. Si l’on souhaite que ces professionnels soient également des stimulants intellectuels, il est indispensable d’avoir une exigence sélective bien plus drastique à l’entrée des écoles, ce qui relève de l’utopie. Il faudrait aussi augmenter les salaires en conséquence. En fait, si tous les professionnels maîtrisaient a minima le français, ce serait déjà une avancée notable.


Le problème de la culture ou des loisirs culturels a ses racines dans l’enfance, dans l’encadrement scolaire déficient ou absent et l’investissement parental. Quelqu’un comme Yves Lacroix qui, bien que porteur d’une infirmité motrice cérébrale (IMC) grave, a appris à lire et à écrire à vingt ans car jugé inapte à la scolarisation durant son enfance ; in fine, il est devenu écrivain ; c’est très rare ce genre d’éclosion tardive dans le milieu du handicap, mais cela confirme l’importance de donner sa chance à tout le monde, sans préjuger d’un avenir hypothétique.

Je ne me sens pas plus intelligent qu’un autre, j’ai en revanche, à l’instar d’Yves, une volonté et un état d’esprit positiviste qui m’ont permis de surmonter tous les obstacles charitablement mis en travers de ma route, prétendument pour mon bien, par des gens censés m’accompagner vers l’autonomie. Partant, quand cette volonté et ce sens inné ou intuitif de l’autonomie font défaut, c’est la paresse intellectuelle, l’oisiveté et le fatalisme qui priment le plus souvent spontanément, s’il n’y a pas de sollicitation et d’encouragement élogieux de l’entourage et des professionnels du médico-social.


J’avoue que je suis très sceptique au vu du peu d’intérêt et d’engouement, de l’État à certains parents et aux professionnels du médico-social, afin d’élargir l’horizon culturel des personnes en situation de handicap et les sortir d’un isolement délétère à domicile, et un certain abandon dans des « foyers de vie » en sous-effectif et en restriction budgétaire. Ça ne dérange pas grand monde de laisser les « handicapés » mariner dans une apathie dépressive. La solidarité, l’humanité et la générosité ont des limites en politique sociale.

L’assistanat a encore de beaux jours devant lui. Ne tireront leur épingle du jeu (de massacre social) que les plus forts, les mieux armés, les plus déterminés et les plus cultivés, surtout si les perdants restent amorphes. Le capitalisme n’a que faire des « bouches inutiles » qui contrarient son idéologie néolibérale. L’autonomie, la culture ou la liberté, demandent un investissement personnel, du dépassement de soi et de la persévérance ; le plaisir a un prix.

La communauté des personnes handicapées, dans son ensemble, est-elle prête à mener cette lutte vers une réelle reconnaissance des droits et des chances de tout un chacun ? Ou on se satisfait du chacun pour soi et de la faute à pas de chance ?

Il ne faut jamais oublier que la PCH a vu le jour grâce à deux grèves de la faim… Grâce aux bras de fer gagnant d’un pot de terre contre le pot de fer étatique. Car « entreprenez l’impossible, l’impossible fera le reste » ; et puis, comme tout le monde le sait : « impossible n’est pas français ». Par conséquent, l’assistanat peut être ringardisé si nous le décidons majoritairement (à l’unanimité n’existera jamais).


Marcel Nuss


1 - « Un bon indien est un indien mort » ; remarque qu'il aurait été fait au chef Comanche Tosawi.

2 - Dans un ouvrage qui vient de paraître, plein de pertinence et d’intelligence, Handicap et sexualités, dix fausses bonnes idées, à La Chronique Sociale, Denis Vaginay démonte la rhétorique insidieuse d’un assistanat qui ne dit pas son nom. Car désormais l’assistanat essaie de chercher une respectabilité.

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